Anouilh, la cigale. Etude et réécriture autour des fables de la Fontaine : le détournement de la fable

 

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Réécriture de la cigale, le recueil de fables d'Anouilh. Commentaire littéraire et oral EAF

  • Par prepabac
  • Le 07/08/2016
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  • Dans Les oraux de français
ORAUX EAFSéquence réécriture

 

Anouilh : le recueil de fables, La cigale, 1962

  •  Etude et analyse de la réécriture d'Anouilh

 

Lecture de la fable

La Cigale, Anouilh, 1962

  1. La cigale ayant chanté
  2. Tout l’été,
  3. Dans maints casinos, maintes boîtes
  4. Se trouva fort bien pourvue
  5. Quand la bise fut venue.
  6. Elle en avait à gauche, elle en avait à droite,
  7. Dans plusieurs établissements.
  8. Restait à assurer un fécond placement.
  9. Elle alla trouver un renard,
  10. Spécialisé dans les prêts hypothécaires
  11. Qui, la voyant entrer l’œil noyé sous le fard,
  12. Tout enfantine et minaudière,
  13. Crut qu’il tenait la bonne affaire.
  14. « Madame, lui dit-il, j’ai le plus grand respect
  15. Pour votre art et pour les artistes.
  16. L’argent, hélas ! n’est qu’un aspect
  17. Bien trivial, je dirais bien triste,
  18. Si nous n’en avions tous besoin,
  19. De la condition humaine.
  20. L’argent réclame des soins.
  21. Il ne doit pourtant pas, devenir une gêne.
  22. À d’autres qui n’ont pas vos dons de poésie
  23. Vous qui planez, laissez, laissez le rôle ingrat
  24. De gérer vos économies,
  25. À trop de bas calculs votre art s’étiolera.
  26. Vous perdriez votre génie.
  27. Signez donc ce petit blanc-seing
  28. Et ne vous occupez de rien. »
  29. Souriant avec bonhomie,
  30. « Croyez, Madame, ajouta-t-il, je voudrais, moi,
  31. Pouvoir, tout comme vous, ne sacrifier qu’aux muses ! »
  32. Il tendait son papier. « Je crois que l’on s’amuse »,
  33. Lui dit la cigale, l’œil froid.
  34. Le renard, tout sucre et tout miel,
  35. Vit un regard d’acier briller sous le rimmel.
  36. « Si j’ai frappé à votre porte,
  37. Sachant le taux exorbitant que vous prenez,
  38. C’est que j’entends que la chose rapporte.
  39. Je sais votre taux d’intérêt.
  40. C’est le mien. Vous l’augmenterez
  41. Légèrement, pour trouver votre bénéfice.
  42. J’entends que mon tas d’or grossisse.
  43. J’ai un serpent pour avocat.
  44. Il passera demain discuter du contrat. »
  45. L’œil perdu, ayant vérifié son fard,
  46. Drapée avec élégance
  47. Dans une cape de renard
  48. (Que le renard feignit de ne pas avoir vue),
  49. Elle précisa en sortant :
  50. « Je veux que vous prêtiez aux pauvres seulement... »
  51. (Ce dernier trait rendit au renard l’espérance.)
  52. « Oui, conclut la cigale au sourire charmant,
  53. On dit qu’en cas de non-paiement
  54. D’une ou l’autre des échéances,
  55. C’est eux dont on vend tout le plus facilement. »
  56. Maître Renard qui se croyait cynique
  57. S’inclina. Mais depuis, il apprend la musique.

 

Etude de la fable et de la réécriture autour de La Fontaine

  • Le choix du titre

Anouilh élimine la fourmi au profit du renard, réputé pour sa ruse, discret clin d’oeil au Roman de Renart. La cigale devient le personnage principal, héroïne triomphante qui dément ainsi sa légende et la fable source. La cigale est en réalité une fourmi. Elle est le moteur du récit (vers 9), impose sa parole, calcule, décide, ordonne (« j’entends » répété deux fois, v. 38 et 42, « vous l’augmenterez », v. 40, « je veux », v. 50, contraignant le renard à « s’incliner », v. 57).

  •  La progression de la fable

Une construction, efficace, est fondée sur un coup de théâtre qui constitue un renversement de situation et un retournement du sens de la fable de La Fontaine. Au plaidoyer pro domo de celui-ci en faveur de la cigale,incarnation de l’insouciance prodigue du poète, Anouilh substitue une satire mordante du milieu artistique et fait de la cigale un personnage antipathique. La fable est construite à la façon d’une petite comédie grinçante en 5 actes :

– premier acte (vers 1 à : présentation du personnage principal ;

– deuxième acte (vers 9 à 32), la visite chez le renard. La cigale se tait et écoute sagement ce dernier lui proposer un marché de dupes ;

– troisième acte (vers 32 à 44) : réponse inattendue de la cigale qui dévoile le personnage et constitue un coup de théâtre, le renard se tient coi ;

– quatrième acte (vers 45 à 55) : fausse sortie, très théâtrale, de la cigale qui se drape dans ses atours et occasionne un quiproquo, le renard se méprenant à nouveau sur son interlocutrice ;

– le dernier acte, bref (deux vers), en forme de dénouement et d’épilogue, revient sur le renard et sa décision de changer de métier.

  •  La critique d’un certain milieu social

 La cigale est une chanteuse en tournée dans les casinos. La fable est plaisamment actualisée dans le contexte des années soixante, aujourd’hui, la cigale passerait sans doute à la télévision. Une fois sa tournée estivale achevée, elle cherche à placer ses économies, on notera la satire acérée d’un milieu qu’Anouilh connaît bien, celui des artistes qui prétendent vivre d’amour et d’eau fraîche, affichent le plus grand mépris pour l’argent, prennent la posture de l’artiste, par définition désintéressé et dispendieux.

Rappelons qu’Anouilh est politiquement un anarchiste de droite stigmatisant les faux-semblants d’une profession qu’il exècre. Or, la cigale est tout le contraire, aujourd’hui elle placerait ses économies en Suisse ou à Monaco ! La fable est inscrite dans le contexte très polémique des années soixante qui voient s’affronter artistes engagés comme Sartre et écrivains refusant tout engagement politique. Pragmatique, elle spécule et se montre avide de profit, c’est une capitaliste plus rapace que la fourmi qui thésaurise. Anouilh nous offre une leçon d’économie. Profondément individualiste, la cigale se montre à la fin cynique et âpre au gain, n’hésitant pas à pratiquer l’usure. Sa dureté de coeur est soulignée par son « oeil froid », son « regard d’acier » (v. 33 et 35), par l’ironie mordante par laquelle elle réplique du tac au tac à l’offre du renard au vers 32, mise en valeur par la rime « muses »/ « amuse » (preuve qu’elle n’est pas dupe). Le détail de la « cape de renard » (v. 47) révèle la cruauté du personnage. La cigale d’Anouilh est plus proche de Gobseck que de l’insecte de la Fontaine insouciant, tout entier à son art, imprévoyant, incapable du moindre calcul et totalement inadapté au monde.

  • Le personnage du renard

Anouilh reprend les principaux traits de l’animal tels qu’ils se sont perpétués depuis Le Roman de Renart : rusé, il croit tenir « la bonne affaire », toujours prêt à profiter de la crédulité d’autrui, beau parleur comme en témoigne le long discours (19 vers) qu’il tient à la cigale, obséquieux, « tout sucre et tout miel » (vers 34), c’est un flatteur à l’instar du renard de La Fontaine auquel la tournure « Maître Renard », fait clairement allusion « Madame » respectueux lancé à la visiteuse, vouvoiement appuyé, hyperbole du vers 14, modestie feinte (« le rôle ingrat » de gérer les économies de son interlocutrice), opposant les « trop bas calculs » à « l’art » et au « génie »de la cigale (v. 25-26), s’incluant dans ces « autres » anonymes dépourvus de tout talent poétique (vers 23), multipliant les compliments achevant sa péroraison sur une exclamative pleine d’un regret feint (vers 30) et ponctuant d’une formule stéréotypée et emphatique, « ne sacrifier qu’aux muses ». « Maître renard » s’amuse et croit tenir sa dupe.Il se montre éloquent et persuasif, comme le renard de la tradition : en guise de « captatio benevolentiae » (vers 14 à 1, cinq vers sont destinés à amadouer la cigale par un compliment, immédiatement suivi d’une considération générale sur la nécessité de l’argent. Il s’agit d’atténuer les préventions de cette dernière en feignant un désintéressement censé séduire. Mais le renard est victime d’un cliché raillé par Anouilh : les artistes seraient des êtres éthérés méprisant les contingences matérielles. Il entre ensuite dans le vif du sujet par un argument présentant les inconvénients de gérer sa fortune (« soins », « gêne ») et la nécessité de recourir à des intermédiaires.

Les vers 25-26 font valoir un second argument présentant les conséquences à vouloir s’occuper soimême de sa fortune sur l’inspiration. Avec les impératifs (« laissez » répété, « signez », « ne vous occupez de rien »), le renard se fait plus pressant et joint le geste à la parole, non sans avoir minoré (vers 27, bref octosyllabe, qualificatif diminuatif) l’engagement qu’il propose. Le vers 32 constitue un coup de théâtre, qui dévoile au renard l’étendue de son erreur. Désormais, c’est la cigale qui mréduit à écouter et obtempérer. Sa méprise est double : il a cru une première fois duper sa visiteuse en lui faisant signer un blanc-seing, il se trompe une seconde fois en se méprenant sur la condition fixée par celle-ci au vers 50.

  • Une fable sans prétention morale

Anouilh ne prétend pas enseigner, ne délivre pas de morale, il montre. Le renard tire la leçon de l’épisode et se reconvertit, la cigale l’a tiré de son illusion (« il se croyait », v. 56), il reconnaît sa défaite (« il s’inclina », v. 57), mise en valeur par l’enjambement avec rejet. Lui qui se pensait maître ès cynisme, dépourvu de tout scrupule a trouvé plus fort que lui, plus avide. Le « mais » du dernier vers est humoristique et amorce la chute, le renard n’abandonne pas la partie, on ne se refait pas ! « Il apprend la musique » (v. 57) : le fabuliste joue sur le double sens de l’expression courante légèrement modifiée « connaître la musique », à savoir il lui faut progresser encore pour parvenir au niveau de sa rivale en matière de spéculation, il se met à la musique qui lui semble un bon moyen de s’enrichir et non par amour de l’art.

 

 

 

***A consulter

 

La fable et le conte philosophique : séquences argumentation et réécriture

  • La fable : argumenter
  • Tradition et innovation
  1. L'évolution de la fable d'Esope à Orwell
  2. Ésope, « Le Corbeau et le Renard » ➜
  3. Phèdre, « Le Corbeau et le Renard »
  4. `La Fontaine, Fables, « La Laitière et le Pot au lait » ➜
  5. La Fontaine, « Le Curé et le Mort
  6. La Fontaine, « Les Obsèques de la Lionne »
  7. Florian, Fables, « La fable et la vérité »
  • Avatars et détournements de la fable
  1. Corbière, Les Amours jaunes, « Le poète et la cigale »
  2. Anouilh, « La cigale »
  3. Orwell, La Ferme des animaux

Le conte philosophique

  • Argumenter : le conte
  • La tradition du conte philosophique
  1. Voltaire, le philosophe ignorant
  2. Diderot, salons
  3. Histoire des voyages de Sacramentado, de Voltaire
  4. Voltaire, Micromégas
  5. Italo Calvino, Le Baron perché
  • L'expansion du conte philosophique
  1. Marcel Aymé, Derrière chez Martin
  2. Kafka, La Colonie pénitentiaire
  3. Buzzati, Le K

 

 

Pour aller plus loin 

Date de dernière mise à jour : 08/10/2018