Claude Roy, "Jamais je ne pourrai", extrait , poésies, 1970

 

DNBAC

 

Epreuve anticipée de français : session 2014

Séries ES - S

Coéfficient 2

Durée 4 heures

 

Les sujets des EAF à l'étranger  : séries ES et S : Pondichéry

** Les sujets sont mis en ligne

 

Ecriture poétique et quête du sens du Moyen-âge à nos jours

Le sujet comprend :

  • Texte 1 : Yves Bonnefoy "Vrai lieu", Du mouvement et de l'immobilité de Douve, 1953
  • Texte 2 : Louis Aragon, "Les mots qui ne sont pas d'amour", extrait, le Roman inachevé, 1956
  • Texte 3 : Claude Roy, "Jamais je ne pourrai", extrait , poésies, 1970
  • Texte 4 : Emmanuel Merle, " Ce poignet démis de toi", Pierre de folies, 2010

 

 

 

Proposition de corrigé : bac ES - S.

Bac
2014, sujet de Pondichéry





Claude Roy

Claude
Roy, "Jamais je ne pourrai", extrait , poésies, 1970





Jamais jamais je ne pourrai dormir tranquille aussi longtemps

que d’autres n’auront pas le sommeil et l’abri
ni jamais vivre de bon
coeur tant qu’il faudra que d’autres
meurent qui ne savent pas pourquoi

J’ai mal au coeur mal à la terre mal au présent
Le poète n’est pas celui
qui dit Je n’y suis pour personne
Le poète dit J’y suis pour tout le monde

Ne frappez pas avant d’entrer
Vous êtes déjà là
Qui vous frappe me
frappe
J’en vois de toutes les couleurs
J’y suis pour tout le monde

Pour ceux qui meurent parce que les juifs il faut les tuer
pour ceux qui
meurent parce que les jaunes cette race-là c’est fait pour être exterminé

pour ceux qui saignent parce que ces gens-là ça ne comprend que la trique

pour ceux qui triment parce que les pauvres c’est fait pour travailler

pour ceux qui pleurent parce que s’ils ont des yeux eh bien c’est pour
pleurer
pour ceux qui meurent parce que les rouges ne sont pas de bons
Français
pour ceux qui paient les pots cassés du Profit et du mépris des
hommes


Dépêche AFP de Saïgon De notre correspondant particulier sur le Front de Corée l’Agence Reuter
mande de Malaisie Le Quartier Général des Forces Armées communique Le Tribunal Militaire siégant
à huis clos De notre envoyé spécial à Athènes Les milieux bien informés de Madrid

Mon
amour ma clarté ma mouette mon long cours
Depuis dix ans je t’aime et par
toi recommence
Me change et me défais et me libère
Mon amour mon pensif
et mon rieur ombrage
En t’aimant j’ouvre grand les portes de la vie
Et
parce que je t’aime je dis

Il ne s’agit plus de comprendre le monde

Il faut le transformer

Je te tiens par la main
La main de tous
les hommes.



Claude Roy - “Les Circonstances” in Poésies,
Gallimard (1970)


Proposition de corrigé

1. Le poème
n’est pas logique : ce n’est pas la même chose à chaque fois / Sujets différents
/ Lien pas expliqué
Ø 2. Pourquoi y a-t-il une dépêche dans la poésie ? /
Intérêt ?
Ø 3. Opposition entre ce qu’il y a avant la dépêche (guerre…) et
ce qu’il y a après (amour) / Plusieurs thèmes : fraternité puis amour / Pourquoi
ce changement ? / Impression qu’il y a deux poèmes en un
Ø 4. Difficile à
comprendre car :
v le texte est « philosophique » (réflexion sur des idées)

v le vocabulaire est soutenu
v des tournures de phrases sont
inhabituelles
Ø 5. Pourquoi deux strophes sont-elles en italique ?
Ø 6.
Présence d’indignation au début / Enumération d’injustices
Ø 7. Vers de
longueurs différentes, pas de rimes / Strophes inégales : pourquoi ?
Ø 8.
Aucune ponctuation sauf à la fin, pourtant présence de majuscules en milieu de
vers (v.6-7, 20-23 ; cas du vers 19)
Ø 9. Sens de « mal à la terre » (vers
5) ?
Ø 10. Présent dans les italiques, autres temps ailleurs


La construction du poème
v Suite à la
remarque 1 : donner les thèmes de chaque strophe
§ 1 : engagement de « je »,
souffre des souffrances des autres, fraternité
§ 2 : exemples de ceux qui
souffrent, d’injustices, de violences (lien : souffrance des autres)
§ 3 :
dépêches sur le thème de la guerre (lien : violence)
§ 4 : amour (rupture)

§ 5 : vision du monde
§ 6 : fraternité (retour au thème de départ)


>> Le lien existe en fait entre les trois premières strophes
(thème). Rupture après la dépêche.


Pourquoi cette rupture ?

A la 1re
strophe « je » s’exprime en tant que poète (cf reprise au vers 12 du vers 7 : «
je » reprend à son compte ce que dit le poète, « je » est poète) et s’adresse à
« vous » (vers 9-10) désignant les « autres » évoqués plus haut et qui
souffrent.
A la 4e strophe « je » s’exprime en tant qu’amant et s’adresse à
la personne aimée (« mon amour » v.24 et 27,
« toi » v.25, « t’ » v.25, 28,
29). Cette partie est lyrique. Accumulation d’adjectifs possessifs puis de
pronoms réfléchis de la 1re personne.

Dans les dernières strophes,
chercher un lien entre le « je » poète se rapprochant de ceux qui souffrent et
le
« je » amant.
Ce lien est fait aux vers 28-29 : « en t’aimant j’ouvre
grand les portes de la vie / et parce que je t’aime je dis ». Par l’amour, le
poète est en perpétuel devenir (vers 25-26). L’amour est source de liberté, donc
d’ouverture au monde et aux autres. Il pousse le poète à l’action et non plus à
la contemplation (vers 30-31).


la dépêche. Se demander d’abord de quoi elle parle.
Difficile à
comprendre car fragments, dépêches incomplètes, tronquées, débuts de communiqués
seulement (d’où majuscules cf remarque Cool sans ponctuation ;
effet : toutes liées, évoque la suite ininterrompue des événements dramatiques
dans le monde.
Champ lexical guerre : front, Quartier Général, Forces
Armées, Militaire. Evocation de : guerres coloniales en Asie, régime des
généraux en Grèce, régime franquiste en Espagne.

Explications historiques.
Ø Franco (1892-1975), général espagnol à la tête du soulèvement nationaliste de 1936. Nommé chef du
gouvernement national, il dirige la conduite de la guerre (guerre civile 1936-39 ; dictature militaire ; non intervention de Londres et Paris) avec le concours de l’Allemagne hitlérienne et de l’Italie fasciste. Dote
l’Espagne d’un régime catholique autoritaire, étouffe toute velléité d’opposition. Reste neutre pendant la 2nde guerre mondiale. En 1947 rétablit la monarchie et s’institue régent à vie.

Ø Grèce : crise politique aboutissant à une dictature en 1936, imposée par le général Metaxas en accord avec le roi Georges II. Pendant 2nde GM, farouche résistance aux forces italiennes puis allemandes. Occupation allemande, italienne et bulgare. Famine.

Intérêt de cette dépêche ?
Lien avec le thème précédent (violence, morts injustes).
Montrer la réalité, ancrer le poème dans l’actualité.


les italiques. Se demander à quoi ils servent 
Servent : à citer (paroles rapportées dans les journaux…) ; à différencier (chapeau / texte) ; à mettre en valeur (parfois comme entre guillemets). Tout changement de typographie attire l’œil.

>> La 3e strophe est en italique car elle regroupe des citations (dépêches) : il s’agit de montrer la différence avec le reste du texte.
>> Quant aux vers 30-31, les italiques permettent d’attirer l’attention sur eux : ils sont importants. Ils ont d’ailleurs été isolés et forment la 5e strophe.

Exprimer son indignation et son engagement
v Remarque 4 : difficulté des idées et des mots. A vérifier.
Le poème exprime des idées, surtout aux strophes 1 et 2, mais les mots ne sont pas abstraits (sauf le « Profit » v.19 et « les rouges » v.1Cool, ce n’est pas un texte « philosophique ».
On trouve quelques mots soutenus (« Profit » v.19 ?, « mande » v.21, « à huis clos » v.22, « accrois » v.26, « ombrage » v.2Cool mais la plupart du vocabulaire est simple, courant (voire familier : « triment » v.16).

Des tournures inhabituelles : des tournures poétiques
Vers 5 « J’ai mal au cœur mal à la terre mal au présent » : métaphores ; cf remarque 9 : image construite sur « avoir mal au cœur » ; la Terre (et ce qui s’y passe) le fait souffrir ; le « présent » aussi (l’actualité, cf dépêches). + rythme ternaire, répétition insistante.
Vers 7 : « J’y suis pour tout le monde » : détourne l’expression n’y être pour personne v.6
Vers 10 // proverbe (Qui…)
Vers 11 « J’en vois de toutes les couleurs » : sens détourné cf 2e strophe racisme
Vers 19 expression « payer les pots cassés » complétée
Vers 24 « ma clarté ma mouette mon long cours » : métaphores, images valorisantes de l’amour(euse), images d’évasion.
Vers 26 « me change et me défais m’accrois et me libère » : succession de verbes pronominaux (ellipse du sujet exprimé vers 25) coordonnés ou juxtaposés

>>Le poète utilise un langage souvent simple mais a recours à des images poétiques, joue parfois sur des expressions figées qu’il détourne.

l’indignation
A propos de quoi s’indigne le poète ?
Vers 2 personnes sans sommeil, sans abri
Vers 4 personnes qui meurent sans raison
Vers 5 la terre, le présent
Vers 10 ceux qui sont frappés
Vers 13 à 19 énumération d’injustices : racisme (v.13-14), violence générale (v.15, 17), exploitation (v.16, 19), rejet d’opinions politiques différentes (v.1Cool. Il s’agit d’extrêmismes menant à la violence et même à la mort.

Comment montre-t-il son indignation ?
Antithèses §1 : refus de se désintéresser du sort des autres. Opposition je / d’autres ; dormir tranquille / pas le sommeil et l’abri ; vivre / meurent. + insistance 1ers mots « Jamais jamais ».
·
Anaphore « pour ceux qui » et parallélisme de la construction des propositions (« … parce que… »). Enumération (s’accumulent). Impression : insistance sur le nombre et la variété des préjugés à dénoncer. Le poète est solidaire de ceux qui souffrent (comme l’indiquaient le vers 10 « Qui vous frappe me frappe » et la
référence à « toutes les couleurs » v.11
·
Fait entendre les préjugés, reprend les propos des extrêmistes (but : choquer). Remarquer le démonstratif « c’ », « ça » pour désigner des hommes v.14-16 (mépris qui n’est pas celui du poète). Style parlé, impression de citation (cf « eh bien », reprises de GN immédiatement par pronoms comme dans langue orale). Majuscule à Profit : importance donnée par d’autres, ironie peut-être ou pour montrer caractère menaçant.

pourquoi ce choix ?
La forme libre choisie par le poète permet de suivre les associations d’idées, les étapes de la pensée, donne plus de liberté à l’expression des idées (cf absence apparente de liens au premier abord, remarques 1 et 3). La citation des dépêches n’aurait pas été possible dans une forme classique. La variété des strophes laisse l’esprit du lecteur en alerte, il n’y a pas de routine, pas de « ronronnement » des rimes et du rythme.

pas de ponctuation
Forme libre et héritage d’Apollinaire. Fluidité. Jouer sur la continuité pour provoquer des effets (cf §3 dépêches), laisser libre cours aux mots et aux idées. Vers 6-7 : ne pas surcharger de guillemets et de
points, le rythme aurait été hâché (au moins visuellement).

les temps des verbes
Trois verbes §1 au futur, tous les autres au présent (de l’impératif vers 8, de l’indicatif ailleurs). Valeurs : énonciation, actualité sauf vers 6-7, 13-19 (préjugés : « parce que… ») : vérité générale et vers 25-28 habitude (« depuis dix ans »). Poème ancré dans le présent.

>> L’expression d’un engagement, la conception du rôle que le poète doit jouer :
Dès le début, dont vers 6-7 parallélisme, insistance « Le poète n’est pas celui qui dit Je n’y suis pour personne / Le poète dit J’y suis pour tout le monde » (et vers 12 : « J’y suis pour tout le monde »)
A la fin vers 32-33 image de solidarité, de fraternité (union) : une chaîne humaine (cf enchaînement aussi avec reprise de « la main »). « le » = le monde. L’amour d’un être humain ouvre à l’amour des autres hommes.

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour aller plus loin : consultez les documents du site 

Date de dernière mise à jour : 27/07/2021

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