La raison a t'-elle des limites?
La Raison et ses limites par Joël Figari
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Introduction
Poser le problème des limites de la raison, c'est se faire une certaine idée de la raison, impliquant un contenu et un au-delà de celle-ci. Difficile dans ces conditions de se passer de l'histoire de la philosophie, et de la question : comment nous placer dans cette histoire ? La raison, ce pouvoir de raisonner, d'atteindre la sagesse de l'homme raisonnable ou de connaître la réalité en atteignant sa raison d'être, semble être une faculté polyvalente de l'esprit humain, dont le propre est de développer sa pensée (par enchaînement d'idées en particulier). Que ce développement aboutisse à de simples représentations ou raisonnements, ou plus profondément à une connaissance ou à une sagesse, c'est déjà une différence qui indique un progrès et une échelle dans l'exercice de cette faculté. Jusqu'où peut-elle donc aller dans les domaines qui lui sont accessibles ? Quels sont ces domaines, et comment déterminer l'étendue de ses pouvoirs d'investigation ou de développement ?
Le problème des limites de la raison ne concerne pas tant son pouvoir d'enchaîner à l'infini des idées ou des représentations - ce que nous montrent avec évidence la richesse créatrice du langage et l'imagination débordante des hommes - que son pouvoir de progression dans l'échelle de la connaissance : l'enchaînement logique des idées pourrait bien aller à l'infini, cela ne nous garantirait pas qu'il aboutisse à quelque résultat. À quelles conditions est-il donc possible que la raison atteigne une connaissance de la réalité, qui donne quelque certitude aux vérités qu'elle énonce ?
Un problème paradoxal
On aperçoit que le problème des limites de la raison est en même temps celui de ses pouvoirs. Cela pourrait sembler paradoxal : la raison a-t-elle des pouvoirs parce qu'elle est limitée ? Si Kant nous a habitués à limiter l'usage de la raison (aux phénomènes et aux idées) pour le rendre efficace en évitant les dérapages métaphysiques, la contradiction entre le pouvoir de la raison et sa limitation n'en reste pas moins choquante : une souveraineté qu'on limite est-elle encore réellement souveraine ? Il est vrai que nous avons abordé jusqu'ici le problème des limites de la raison sous un angle qui nous étonne nous-mêmes par rapport à l'idée spontanée qu'on pourrait s'en faire : dire que la raison est limitée, cela devrait normalement nous conduire à reconnaître qu'elle n'a pas de pouvoirs, et qu'il faut recourir à d'autres facultés humaines (sensation, sentiment, intuition, foi, imagination ... ) pour atteindre la connaissance ; or nous arrivons au contraire à nous demander si la raison peut subsister grâce à ses limites mêmes qui, loin d'être des obstacles, seraient des conditions de sa puissance. Est-ce à dire que l'infinité du pouvoir de connaissance repose sur la finitude de la constitution de la raison ? On nage ici en plein paradoxe : mon esprit s'étend d'autant plus qu'il s'étend moins ! Que penser d'une telle affirmation ?
Entre scepticisme et dogmatisme
Pour l'étayer, il faudrait arriver à soutenir que la reconnaissance de la finitude de la raison est la condition de possibilité de sa puissance infinie. Cette idée hante la philosophie occidentale depuis plusieurs siècles, et semble reposer sur le paradoxe d'une raison humaine cherchant à transcender sa propre transcendance : étant circonscrite en l'homme, la raison est extérieure et transcendante aux choses qu'elle veut connaître ; et pour les connaître, il faut qu'elle se transcende elle-même et devienne immanente aux choses. Dès lors, la capacité de connaissance de la raison repose sur la capacité d'autotranscendance de l'individu et, finalement, la raison est limitée par l'individu lui-même. On trouve déjà cette limitation de la connaissance chez Démocrite, qui affirme (au VIème s. av. J.-C.) : "Ne prétends pas connaître toutes choses, car tu deviendrais ignorant de toutes choses" (Fr. B 169). Les sceptiques -comme Sextus Empiricus le montre clairement (mais cela apparaît déjà chez Gorgias) - développent cette modestie gnoséologique en un pessimisme radical, selon lequel la pensée, étant toujours transcendante par nature au réel, ne peut jamais totalement dépasser cette transcendance ; pour certains, elle échoue même totalement à connaître. Très tôt cependant dans l'histoire de la philosophie occidentale, on trouve à côté du pessimisme sceptique un optimisme plus dogmatique, selon lequel la raison peut connaître, malgré ses limites intrinsèques, ou même grâce à elles. Descartes est un exemple type de ce dogmatisme (affirmation que la vérité est connaissable) : dans le Discours de la méthode (1° partie, § 3), il reconnaît certes que l'individu pensant est limité par la "médiocrité de [son] esprit" et la "courte durée de [sa] vie" (ainsi que, sans doute, par le fait qu'il n'est pas Dieu) ; mais en même temps, il affirme que la raison, pourvu qu'elle soit bien conduite (c'est-à-dire suivant une méthode), peut connaître toute vérité possible : "Toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes [...], il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre" (ibid., 2° partie, § 12). La "connaissance des hommes" n'étant pas celle de Dieu, il s'agit non pas de la connaissance révélée, mais des lumières naturelles de la raison (pouvoir de distinguer le vrai d'avec le faux) : celle-ci peut donc aller tout aussi loin, finalement, que la foi. La métaphysique le montre clairement, puisque Descartes la définit comme la connaissance des premières causes, entre lesquelles se trouvent les principaux attributs de Dieu et l'immatérialité de nos âmes (cf. la préface des Principes de la philosophie) : elle s'insère comme connaissance rationnelle (production de raisons par réflexion) dans l'ensemble ordonné du savoir (métaphorisé par un arbre dans cette même préface). La raison ne semble pas limitée, ainsi, par l'étendue de son domaine, mais seulement par la finitude de l'homme.
Descartes considère cette finitude comme un avantage pour la connaissance, mais on pourrait aussi penser que c'est une restriction, et donc aboutir au scepticisme. B. Pascal semble tenir, sur cette question, un point de vue comparable à celui des agnostiques, qui ne sont ni croyants ni athées : "Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme" (Pensées, Lafuma 406). C'est reconnaître que la raison, dont le rôle est de prouver par raisonnement n'y arrive pas toujours ; mais Pascal ne veut pas pour autant tomber dans le scepticisme ni l'irrationalité au sens d'absence d'explications ou de causes ; dans la perspective d'une apologie de la foi, il accorde ainsi au "cœur" une connaissance non rationnelle des raisons ou principes (l’"esprit de finesse" opposé à l'"esprit de géométrie") : cela permet de reconnaître les limites de la raison, tout en sauvant l'idée de vérité : si celle-ci n'est pas accessible à la raison, elle l'est à d'autres facultés.
Une dialectique à explorer
En somme, nous avons envisagé jusqu'ici trois solutions aux limites de la raison : le scepticisme, selon lequel les limites de la raison sont des restrictions irrémédiables de l'esprit, le dogmatisme selon lequel ces limites peuvent être dépassées ou utilisées grâce à un pouvoir d'autotranscendance infinie, et une position intermédiaire (sorte de relativisme) selon laquelle les limites de la raison sont indépassables par la raison mais dépassées en fait par d'autres pouvoirs de connaître. Pouvons-nous compléter cette typologie des limites, ou est-elle exhaustive ? Il semble qu'elle soit fondée sur plusieurs dichotomies, et que pour la dépasser la seule possibilité soit de questionner la logique de ces dichotomies. En effet voici les oppositions repérables. • Connaissance : possible par raison / impossible autrement • Connaissance rationnelle : possible (dogmatisme) / impossible (scepticisme) • Connaissance par raison / Connaissance par le cœur, l'intuition, la foi...
Sont-elles totalement étanches, ou est-il possible de penser dialectiquement le passage réciproque d'un terme dans l'autre ? Telle semble être la solution hégélienne, qui fait de la raison un processus, dont le devenir implique une intégration-dépassement (la célèbre Aufhebung) des limites : celles-ci ne seraient donc que les bornes d'un moment, finalement transformées en bornes mouvantes, dissoutes dans un processus dont l'accomplissement seul constitue la raison. Celle-ci en devient infinie, et n'atteint l'absolue connaissance que par son infinité. Mais devons-nous en rester aujourd'hui à l'hégélianisme ? Hegel pensait avoir dépassé les limites du rationalisme classique en dépassant sa logique purement dichotomique et en y introduisant un devenir dialectique. Cependant cette tentative même est-elle réellement indépendante de toute dichotomie ? Vouloir échapper à la dichotomie, n'est-ce pas entrer en rapport de dichotomie avec la dichotomie ? C'est pour échapper à cette contradiction que Hegel a formé le concept de l'Aufhebung (intégration-dépassement), lui-même contradictoire. Dès lors il semblerait que Hegel lui-même n'échappe pas à toute dichotomie, bien qu'il réussisse (peut-être) à échapper aux dichotomies manichéennes du rationalisme classique. Les limites de la raison ne sont donc pas forcément à comprendre en termes de dépassement aujourd'hui, mais peut-être bien davantage en termes de logique interne. L'opposition et la dichotomie signifient-elles une contradiction, et la contradiction est-elle une ignorance et une absurdité ? Voilà un domaine extrêmement vaste qui s'ouvre à l'intérieur même de la rationalité. _________________
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Date de dernière mise à jour : 01/05/2021