Les fables sont-elles morales? Lamartine et La Fontaine
Les fables sont -elles morales?
Support, corpus de textes
Préface de 1849, Méditations poétiques, Alphonse de Lamartine. Il y évoque ses goûts en matière de littérature. Il évoque ici La Fontaine
je cherchais toujours de préférence les ouvrages qui contenaient des vers, parmi les volumes oubliés sur la table de mon père ou sur le piano de ma mère, au salon. La Henriade, toute [6] sèche et toute déclamatoire qu'elle fût, me ravissait. Ce n'était que l'amour du son, mais ce son était pour moi une musique. On me faisait bien apprendre aussi par cœur quelques fables de la Fontaine; mais ces vers boiteux, disloqués, inégaux, sans symétrie ni dans l'oreille ni sur la page, me rebutaient. D'ailleurs, ces histoires d'animaux qui parlent, qui se font des leçons, qui se moquent les uns des autres, qui sont égoistes, railleurs, avares, sans pitié, sans amitié, plus méchants que nous, me soulevaient le cœur. Les fables de la Fontaine sont plutôt la philosophie dure, froide et égoïste d'un vieillard, que la philosophie aimante, généreuse, naïve et bonne d'un enfant: c'est du fiel, ce n'est pas du lait pour les lèvres et pour les cœurs de cet âge. Ce livre me répugnait; je ne savais pas pourquoi. Je l'ai su depuis: c'est qu'il n'est pas bon. Comment le livre serait-il bon? l'homme ne l'était pas. On dirait qu'on lui a donné par dérision le nom du bon la Fontaine. La Fontaine était un philosophe de beaucoup d'esprit, mais un philosophe cynique. Que penser d'une nation qui commence l'éducation de ses enfants par les leçons d'un cynique? Cet homme, qui ne connaissait pas son fils, qui vivait sans famille, qui écrivait des contes orduriers en cheveux blancs pour provoquer les sens de la jeunesse, qui mendiait dans des dédicaces adulatrices l'aumône des riches financiers du temps pour payer ses faiblesses; cet homme dont Racine, Corneille, Boileau, Fénélon, Bossuet, les poètes, les écrivains ses contemporains, ne parlent [7] pas, ou ne parlent qu'avec une espèce de pitié comme d'un vieux enfant, n'était ni un sage ni un homme naïf. Il avait la philosophie du sans-souci et la naïveté de l'égoïsme. Douze vers sonores, sublimes, religieux d'Athalie, m'effaçaient de l'oreille toutes les cigales, tous les corbeaux et tous les renards de cette ménagerie puérile. J'étais né sérieux et tendre; il me fallait dès lors une langue selon mon âme. Jamais je n'ai pu, depuis, revenir de mon antipathie contre les fables.
Préface des fables, La Fontaine insiste sur ce qu'il doit à l'antiquité gréco-latine et fait l'éloge du genre de l'apologue, qui permet grâce à des récits fabuleux d'accéder à la vérité et à la sagesse en apportant toutes sortes d'enseignements.
L'âne et le chien, La Fontaine, les fables
Il se faut entr'aider, c'est la loi du plus fort
L'âne un jour pourtant s'en moqua :
Et ne sais comme il y manqua;
Car il est bonne créature
Il allait par pays, accompagné du chien,
Gravement, sans songer à rien,
Tous deux suivis d'un commun maître.
Ce maître s'endormit: l'âne se mit à paître.
Il était alors dans un pré
Dont l'herbe était fort à son gré.
Point de chardons pourtant;
il s'en passa pour l'heure : Il ne faut pas être si délicat;
Et faute de servir ce plat
Rarement un festin demeure.
Notre baudet s'en sut enfin
Passer pour cette fois.
Le chien, mourant de faim,
Luit dit :« Cher compagnon, baisse-toi, je te prie :
Je prendrai mon dîné dans le panier au pain.»
Point de réponse, mot: le roussin d'Arcadie
Craignit qu'en perdant un moment
Il ne perdit un coup de dent. Il fit longtemps la sourde oreille :
Enfin il répondit :
«Ami, je te conseille
D'attendre que ton maître ait fini son sommeil ;
Car il te donnera, sans faute, à son réveil,
Ta portion accoutumée :
Il ne saurait tarder beaucoup.»
Sur ces entrefaites, un loup
Sort du bois, et s'en vient : autre bête affamée.
L'âne appelle aussitôt le chien à son secours.
Le chien ne bouge et dit : «Ami, je te conseille
De fuir, en attendant que ton maître s'éveille ;
Il ne saurait trop tarder: détale vite, et cours.
Que si ce loup t'atteint, casse-lui la mâchoire :
On t'a ferré de neuf; et si tu me veux croire,
Tu l'étendras tout plat»
Pendant ce beau discours,
Seigneur Loup étrangla le baudet sans remède.
J'en conclus qu'il faut qu'on s'entraide
Au regard de ces trois textes, les fables sont-elles morales? Justifiez votre réponse
La morale dans les fables:
Les deux premiers textes sont des préfaces. L'une est celle des Méditations de Lamartine et l'autre, celle de La Fontaine écrite en 1668.
Le texte de Lamartine fait écho à celui de La Fontaine. En effet le poète aborde la morale des apologues du célèbre fabuliste qui lui-même évoque la morale du genre de la fable. Le troisième texte est une fable de La Fontaine intitulée l'âne et le chien. Pour savoir si les fables sont morales, nous expliciterons les thèses des deux premiers extraits puis nous nous efforcerons de déterminer quelle thèse, de Lamartine ou de La Fontaine, le dernier texte illustre.
Lamartine et La Fontaine s'opposent. Le premier déclare que les fables sont «les leçons d'un cynique». Pour lui donc, les fables ne respectent pas la morale communément admise. Le deuxième auteur assure qu'elles inclinent les enfants au bien. Le fabuliste rappelle que Platon recommande aux nourrices de leur apprendre. Car on ne saurait s'accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu. De ce point de vue, la fable intitulée, «l'âne et le chien» semble digne d'être enseignée à des enfants puisque la moralité qui apparaît vers 1, est morale. Elle prône la solidarité entre les êtres. «il faut s'entraider, c'est la loi de nature». Mais à bien y regarder, cette morale est illustrée par une histoire qui elle, est immorale. En effet, elle met en scène l’égoïsme, la vengeance et la violence. L’égoïsme est illustré par le fait que l'a^ne préfère manger plutôt qu'aider le chien alors même que ce dernier meurt de faim comme précise le texte vers 16. La vengeance est le fait du chien qui refuse d'aider l'âne à se défendre contre le loup. Il fait même preuve de sarcasme en reprenant le même conseil que l'âne lui avait donné, à savoir d'attendre le réveil du maître. A cet égard, les vers 31 et 32 prononcés par le chien, «ainsi je te conseille de fuir, en attendant que ton maître s'éveille» font écho aux vers 23 et 24 prononcés par l'âne. «Ainsi je te conseille/ D'attendre que ton maître ait fini son sommeil». On y retrouve la même formulation et l'ironie du premier répond au mépris du second. Enfin, la fable met en évidence la violence qui peut exister entre les êtres. Le loup tue l'âne sans aucune hésitation et sans palabrer. La mort de l'âne tient en un seul vers «seigneur loup étrangla le baudet sans remède». Cela suggère que derrière les discours qui occupent ici la majeure partie de la fable existe une violence que les mots ne sauraient combattre.
En somme la question de la morale des fables pose problème comme le souligne Lamartine quand la moralité est morale, l'histoire racontée ne l'est pas forcément, bien au contraire.
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Date de dernière mise à jour : 26/07/2021