Antigone et Créon : une scène de conflit. Lecture du passage
- Le 22/01/2018
- Dans Commentaires EAF, français
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Une description du pouvoir de Créon
Antigone cherche toutes les nuits à enterrer le corps de son frère, Polynice, alors que Créon l’a interdit. Antigone capturée par les gardes est amenée devant son oncle qui l’interroge.
CRÉON
Pourquoi fais-tu ce geste, alors ? Pour les autres, pour ceux qui y croient ? Pour les dresser contre moi ? (…) Je veux te sauver, Antigone.
ANTIGONE
Vous êtes le roi, vous pouvez tout, mais cela, vous ne le pouvez pas.
CRÉON
Tu crois ?
ANTIGONE
Ni me sauver, ni me contraindre.
CRÉON
Orgueilleuse ! Petite Œdipe !
ANTIGONE
Vous pouvez seulement me faire mourir.
CRÉON
Et si je te fais torturer ?
ANTIGONE
Pourquoi ? Pour que je pleure, que je demande grâce, pour que je jure tout ce qu’on voudra, et que je recommence après, quand je n’aurai plus mal ?
CRÉON, lui serre le bras.
Ecoute-moi bien. J’ai le mauvais rôle, c’est entendu, et tu as le bon. Et tu le sens. Mais n’en profite tout de même pas trop, petite peste… Si j’étais une bonne brute ordinaire de tyran, il y aurait déjà longtemps qu’on t’aurait arraché la langue, tiré les membres aux tenailles, ou jeté dans un trou. Mais tu vois dans mes yeux quelque chose qui hésite, tu vois que je te laisse parler au lieu d’appeler mes soldats ; alors, tu nargues, tu attaques tant que tu peux. Où veux-tu en venir, petite furie ?
ANTIGONE
Lâchez-moi. Vous me faites mal au bras avec votre main.
CRÉON, qui serre plus fort.
Non. Moi, je suis le plus fort comme cela, j’en profite aussi.
ANTIGONE, pousse un petit cri.
Aïe !
CRÉON, dont les yeux rient.
C’est peut-être ce que je devrais faire après tout, tout simplement, te tordre le poignet, te tirer les cheveux comme on fait aux filles dans les jeux. (Il la regarde encore. Il redevient grave. Il lui dit tout près.) Je suis ton oncle, c’est entendu, mais nous ne sommes pas tendres les uns pour les autres, dans la famille. Cela ne te semble pas drôle, tout de même, ce roi bafoué qui t’écoute, ce vieil homme qui peut tout et qui en a vu tuer d’autres, je t’assure, et d’aussi attendrissants que toi, et qui est là, à se donner toute cette peine pour essayer de t’empêcher de mourir ?
ANTIGONE, après un temps.
Vous serrez trop, maintenant. Cela ne me fait même plus mal. Je n’ai plus de bras.
CRÉON, la regarde et la lâche avec un petit sourire. Il murmure.
Dieu sait pourtant si j’ai autre chose à faire aujourd’hui, mais je vais tout de même perdre le temps qu’il faudra et te sauver, petite peste. (Il la fait asseoir sur une chaise au milieu de la pièce. Il enlève sa veste, il s’avance vers elle, lourd, puissant, en bras de chemise.) Au lendemain d’une révolution ratée, il y a du pain sur la planche, je te l’assure. Mais les affaires urgentes attendront. Je ne veux pas te laisser mourir dans une histoire de politique. Tu vaux mieux que cela. Parce que ton Polynice, cette ombre éplorée et ce corps qui se décompose entre ses gardes et tout ce pathétique qui t’enflamme, ce n’est qu’une histoire de politique. D’abord, je ne suis pas tendre, mais je suis délicat ; j’aime ce qui est propre, net, bien lavé. Tu crois que cela ne me dégoûte pas autant que toi, cette viande qui pourrit au soleil ? Le soir, quand le vent vient de la mer, on la sent déjà du palais. Cela me soulève le cœur. Pourtant, je ne vais même pas fermer ma fenêtre. C’est ignoble, et je peux même le dire à toi, c’est bête, monstrueusement bête, mais il faut que tout Thèbes sente cela pendant quelque temps. Tu penses bien que je l’aurais fait enterrer, ton frère, ne fût-ce que pour l’hygiène ! Mais pour que les brutes que je gouverne comprennent, il faut que cela pue le cadavre de Polynice dans toute la ville, pendant un mois.
ANTIGONE
Vous êtes odieux !
CRÉON
Oui mon petit. C’est le métier qui le veut. Ce qu’on peut discuter c’est s’il faut le faire ou ne pas le faire. Mais si on le fait, il faut le faire comme cela.
ANTIGONE
Pourquoi le faites-vous ?
CRÉON
Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si j’aimais autre chose dans la vie que d’être puissant…
ANTIGONE
Il fallait dire non, alors !
CRÉON
Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d’un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage. Cela ne m’a pas paru honnête. J’ai dit oui.
ANTIGONE
Hé bien, tant pis pour vous. Moi, je n’ai pas dit « oui » ! Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse, à moi, votre politique, vos nécessités, vos pauvres histoires ? Moi, je peux dire « non » encore à tout ce que je n’aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre couronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez dit « oui ».
CRÉON
Ecoute-moi.
ANTIGONE
Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Vous avez dit « oui ». Je n’ai plus rien à apprendre de vous. Pas vous. Vous êtes là, à boire mes paroles. Et si vous n’appelez pas vos gardes, c’est pour m’écouter jusqu’au bout.
CRÉON
Tu m’amuses.
ANTIGONE
Non. Je vous fais peur. C’est pour cela que vous essayez de me sauver. Ce serait tout de même plus commode de garder une petite Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même me faire mourir tout à l’heure, vous le savez, et c’est pour cela que vous avez peur. C’est laid un homme qui a peur.
CRÉON, sourdement.
Eh bien, oui, j’ai peur d’être obligé de te faire tuer si tu t’obstines. Et je ne le voudrais pas.
ANTIGONE
Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! Vous n’auriez pas voulu non plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l’auriez pas voulu ?
CRÉON
Je te l’ai dit.
ANTIGONE
Et vous l’avez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et c’est cela, être roi !
CRÉON
Oui, c’est cela !
ANTIGONE
Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m’ont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.
CRÉON
Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres, c’est assez payé pour que l’ordre règne dans Thèbes. Mon fils t’aime. Ne m’oblige pas à payer avec toi encore. J’ai assez payé.
ANTIGONE
Non. Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant !
CRÉON, la secoue soudain, hors de lui.
Mais, bon Dieu ! Essaie de comprendre une minute, toi aussi, petite idiote ! J’ai bien essayé de te comprendre, moi. Il faut pourtant qu’il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu’il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l’eau de toutes parts, c’est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail est là qui ballotte. L’équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu’à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d’eau douce, pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce qu’elles ne pensent qu’à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu’on a le temps de faire le raffiné, de savoir s’il faut dire « oui » ou « non », de se demander s’il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra encore être un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d’eau, on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s’avance. Dans le tas ! Cela n’a pas de nom. C’est comme la vague qui vient de s’abattre sur le pont devant vous ; le vent qui vous gifle, et la chose qui tombe devant le groupe n’a pas de nom. C’était peut-être celui qui t’avait donné du feu en souriant la veille. Il n’a plus de nom. Et toi non plus tu n’as plus de nom, cramponné à la barre. Il n’y a plus que le bateau qui ait un nom et la tempête. Est-ce que tu le comprends, cela ?
ANTIGONE, secoue la tête.
Je ne veux pas comprendre. C’est bon pour vous. Moi, je suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour vous dire non et pour mourir.
CRÉON
C’est facile de dire non !
ANTIGONE
Pas toujours.
CRÉON
Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines mains et s’en mettre jusqu’aux coudes. C’est facile de dire non, même si on doit mourir. Il n’y a qu’à ne pas bouger et attendre. Attendre pour vivre, attendre même pour qu’on vous tue. C’est trop lâche. C’est une invention des hommes. Tu imagines un monde où les arbres aussi auraient dit non contre la sève, où les bêtes auraient dit non contre l’instinct de la chasse ou de l’amour ? Les bêtes, elles au moins, elle sont bonnes et simples et dures. Elles vont, se poussant les unes après les autres, courageusement, sur le même chemin. Et si elles tombent, les autres passent et il peut s’en perdre autant que l’on veut, il en restera toujours une de chaque espèce prête à refaire des petits et à reprendre le même chemin avec le même courage, toute pareille à celles qui sont passées avant.
ANTIGONE
Quel rêve, hein, pour un roi, des bêtes ! Ce serait si simple.
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