•De Sophocle à Anouilh : réécriture du mythe d'Antigone
- Le 20/02/2017
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DISSERTATION : LA RÉÉCRITURE DU MYTHE D'ANTIGONE: DE SOPHOCLE À ANOUILH
« C’est bon pour les hommes de croire aux idées et de mourir pour elles. », écrit Anouilh, dans Antigone. La fille d'Œdipe refusera, en effet, de se plier aux lois injustes de son oncle, le roi Créon. Sa désobéissance lui vaudra d'être condamnée à mort. Le mythe d'Antigone a traversé les siècles, de sa première trace écrite de la main de Sophocle en passant par toutes les reprises de célèbres auteurs tels que Cocteau, Bauchau, Brecht, ou encore Jean Anouilh.
Mais lorsque Anouilh reprend le mythe proposé initialement par Sophocle, ne fait-il qu'une simple imitation de son prédécesseur antique ?
Dans quelle mesure sa version offre-t-elle une véritable récréation du mythe ?
Pour répondre à ces interrogations, nous allons dans un premier temps voir quelles sont les similitudes entre la réécriture d'Anouilh et son hypotexte, puis étudier dans un second temps en quoi elle le renouvelle, tout en la replaçant, dans un dernier temps, dans son contexte historique, ce qui nous permettra de comprendre ce qui constitue sa modernité.
Tout d'abord, il convient de se poser la question suivante : qu'est-ce que l'imitation ? Une imitation est, d'après les dictionnaires, une reproduction exacte, ou encore une copie ; peut-on donc réellement parler d' « imitation » dans le cas de l'Antigone de Anouilh ?
Il est vrai que le dramaturge reprend une grande partie des éléments de l’œuvre de Sophocle : ainsi, on retrouve les mêmes personnages principaux : Antigone et Ismène, les deux sœurs d'Étéocle et Polynice, le roi Créon, sa femme Eurydice et leur fils Hémon, qui est aussi le fiancé de la jeune Antigone ; Anouilh a également recours à un chœur, ce même chœur cher aux tragédiens de l'Antiquité grecque.
L'intrigue elle-même n'est guère différente : L'évocation du sanglant affrontement des deux frères pour le pouvoir ; l'interdiction d'offrir une sépulture à la dépouille du traître Polynice par Créon, transgressée par Antigone la révoltée ; la douce Ismène tentant désespérément de raisonner sa sœur ; et pour finir, la condamnation d'Antigone, qui préfère se pendre plutôt que d'être emmurée vivante, suivie dans la mort par Hémon et Eurydice, poussés au suicide par le chagrin, attisant les regrets de Créon...
Et quoi de tel que le théâtre pour faire ressentir au mieux toute la dimension tragique du destin de la jeune héroïne ? Le genre et le registre sont donc eux aussi repris à l'identique. Anouilh va même jusqu'à réutiliser le titre éponyme d'Antigone et à travers toutes ces phénomènes de reprises, l'auteur s'assure que le mythe soit reconnaissable des lecteurs, du public...
Pour toutes ces raisons, il est légitime d'affirmer qu'Anouilh a en quelques sortes « imité » l'Antigone de Sophocle. Mais est-ce là tout ce que l'on peut retenir ? L'auteur ne s'est-il pas appliqué à s'approcher de l'hypotexte afin de pouvoir par la suite s'en affranchir, voire même le dépasser ? Car Anouilh ne s'est évidemment pas contenté d'imiter l’œuvre de l'illustre tragédien grec : il l'a renouvelée.
En effet, au moins aussi flagrantes que les ressemblances, il ne faut pas oublier les dissemblances : Anouilh s'est réellement approprié le texte de Sophocle, le transformant, voire le transcendant.
Premièrement, l'auteur s'est adapté à son public : Lors de l'écriture (ou plutôt la réécriture) d'Antigone, nous sommes en 1942, autrement dit au XXème siècle ; inutile de préciser qu'entre son époque et l'Antiquité, quelques changements s'imposent... Ainsi, Anouilh a intégralement réécrit les dialogues, changeant de qualité de langue, de langage, de façon à rendre le texte plus accessible à ses contemporains. Il a également situé l'action au XXème siècle, certaines scènes ont été fondamentalement modifiées, comme par exemple celle de la confrontation entre Créon et Antigone, considérablement amplifiée ; d'autres ont été supprimées, dont l'entretient du roi et de Tirésias, vieux devin aveugle, qui est d'ailleurs totalement laissé de côté par l'auteur. À l'inverse, il a créé de nouvelles scènes et a introduit de nouveaux personnages : la Nourrice, par exemple, vieille dame que l'on découvre dès le début lorsqu'elle s'inquiète de l'escapade nocturne d'Antigone. Cette figure maternelle et « mère-poule » prête à sourire ; l'auteur ajoute également deux gardes, donnant lieu à la fameuse scène où les trois compères se disputent devant Créon pour savoir lequel d'entre eux doit lui annoncer que le corps de Polynice a été recouvert, moment d'humour presque burlesque. En amenant un peu de légèreté dans cette lugubre histoire, Anouilh ajoute un aspect comique, fait varier le registre, ce qui en plus de tous les changements de l'écriture, présente un véritable renouvellement.
Ensuite, il est important de noter certaines variations dans le déroulement de l'histoire. Dans Sophocle, la pièce débute par un dialogue entre Antigone et Ismène, qui consiste en l'exposition : elles y évoquent la lutte fratricide sur laquelle repose toute l'histoire, ainsi que le fameux décret de Créon ordonnant de laisser la dépouille de Polynice en l'état. C'est alors qu'Antigone annonce son plan à Ismène, qui refuse d'y participer, par peur des représailles et tente même de l'en dissuader. Dans la version d’Anouilh, l'exposition prend la forme d'une longue tirade pour le moins singulière du chœur qui commence de cette façon : « Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. Antigone, c'est la petite maigre là-bas, et qui ne dit rien. ». Ce prologue initie toute la portée ironique de la pièce que l'on retrouvera dans d’autres scènes. Ce prologue offre un point de vue extradiégétique et instaure une distance par rapport à l’action. Il présente les personnages et les acteurs, comme s'il présentait la distribution d'un spectacle, attribuant les rôles, donnant à l'avance au spectateur les clefs du dénouement ; ainsi, on apprend qu'Antigone va mourir, et qu'elle le sait déjà ; mais bien qu'elle « aurait bien aimé vivre », elle va « jouer son rôle jusqu'au bout », comme si elle était née pour mourir, que c'était son devoir, et qu'elle l'avait accepté, voire choisi. Ce personnage acteur de son destin rompt avec la tradition de la tragédie grecque et marque encore une fois le renouveau de l’œuvre d'Anouilh.
D'autre part, bien que les personnages portent le même nom que dans la pièce de Sophocle, ils sont fondamentalement différents, notamment en ce qui concerne Créon et Antigone. En effet, Antigone décide de son destin, alors que la jeune fille n'est dans la tragédie de Sophocle qu'un pion aux mains des dieux qu'elle révère, sa piété sans faille la pousse à enfreindre la loi pour faire valoir l'importance absolue du respect de la « loi divine » A contrario, elle n'est pour Anouilh qu'une enfant révoltée par l'injustice du monde des adultes, refusant de s'y soumettre, et animée par l'amour et la fidélité envers son frère. Alors que l'Antigone grecque subit et se résigne à la destinée choisie pour elle par les dieux, l'Antigone du XXème siècle décide de braver la loi pour rester fidèle à elle-même : de cette façon, elle s'oppose à la fatalité d'une vie faite de compromis, dépourvue de sens et préfère mourir. Créon, tyran impitoyable pour Sophocle devient pour Anouilh un homme sage, victime de son pouvoir, ayant pitié de sa nièce et qui fera tout pour la sauver, même contre son gré : il prétend que quelqu'un doit bien faire le sale travail. En introduisant la psychologie dans sa pièce, préférant comme valeurs directrices l'amour et la liberté à la piété, l'auteur rend ses personnages plus vraisemblables, plus proches de nous. L'histoire nous touche bien plus, nous marque, nous choque. La travail de réécriture d'Anouilh a donc été bien plus qu'une simple copie : il a modernisé la pièce, l'a réactualisée, transformée, lui a permis de traverser les âges. Mais qu'en est-il des motivations du dramaturge ? Pourquoi s'être donné tant de peine ? Pourquoi Antigone plutôt qu'une autre œuvre ?
Nous en arrivons donc finalement au message de la pièce, à son essence même, sa raison d'être. « Je l'ai écrite à ma façon avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre » : tels ont été les mots d'Anouilh lorsqu'on l'a interrogé sur sa pièce.
Anouilh écrit avant tout une tragédie moderne dont la première représentation aura lieu pendant la Seconde Guerre Mondiale, et plus précisément pendant l'occupation allemande et le régime de Vichy. Effectivement, la tragédie est toute entière étudiée pour évoquer le conflit. D'abord, cette lutte fratricide d' Étéocle et Polynice pour le pouvoir n'est pas sans rappeler la guerre entre la France et l'Allemagne ; la mort des deux frères se veut un symbole prophétique pour schématiser l'inutilité de cette guerre qui n'apportera rien d'autre que le chaos, dans un camp comme dans l'autre. Les personnages prennent également une valeur symbolique : Créon et ses lois empreintes d'injustices, qu'il dit lui être imposées par sa fonction, rappellent Pétain, soumis à Hitler et sa politique de stigmatisation des juifs ; Antigone, quant à elle, représente la Résistance et les attentats qu'elle commet à l'encontre du pouvoir en place ; Ismène représente la peur qui étreint tout le pays ; les gardes, la police et autres fonctionnaires suivant les ordres sans se poser de questions. Anouilh dénonce ainsi le paradoxe la France de Vichy, cette simili-liberté sous conditions.
Cependant, il va même plus loin : non content de livrer une critique politique du gouvernement de Pétain, il fait acte de résistance en exhortant ses concitoyens à se rebeller, inspiré par l'attentat de Paul Collette à la vie de Pierre Laval, chef du gouvernement de Vichy, en 1941. La politique révoltante de Créon, justifiée par lui-même par le fait de ne pas avoir le choix, d’agir pour le bien commun, frappe le lecteur de 1944, qui reconnaît dans l'histoire son quotidien. L'incroyable courage d'Antigone lorsqu'elle tient tête au roi malgré les risques encourus, prête à l'admiration : en faisant d'elle une véritable héroïne, morte pour sauver son intégrité, c'est des résistants qu'Anouilh montre la bravoure héroïque. Il souhaite montrer aux spectateurs qu'ils ont toujours le choix, qu'ils peuvent décider de dire « non ». Lors de la scène confrontant Créon et sa nièce, où il parvient presque à la faire changer d'avis, l'auteur évoque la tentation très humaine de choisir la voie de la facilité ; toutefois, par l'entêtement final d'Antigone, il montre l'importance de se battre, et dénonce la passivité, l'acceptation soumise de certaines personnes qui prennent la situation avec fatalisme. Il se dresse également contre la déresponsabilisation de nombreuses personnes, notamment parmi la police, qui se contente d'obéir aveuglément, pour ne pas avoir de représailles, à travers les personnages des gardes.
Enfin, le rôle du chœur est lui aussi symbolique. Dans la Grèce antique, le chœur a pour vocation de présenter l'intrigue, tout en commentant la pièce pour suggérer au public les réactions qu'il devrait avoir face à la représentation ainsi que les enseignements qu'il est supposé en retirer. Dans son Antigone, Anouilh le réduit à une seule personne. Il garde sa fonction de « présentation » à travers le prologue, et est en quelque sorte le conseiller, ou peut-être même la conscience de Créon, discutant avec lui de ses actes, tentant de le raisonner, de le faire changer d'avis, comme lorsqu'il le supplie de trouver une alternative à la mort d'Antigone, et qu'il propose d' « imaginer quelque chose », de « dire qu'elle est folle », de « l'enfermer ». À travers ces interventions, le dramaturge tente d'amener le public à réfléchir sur sa propre conduite, à éveiller sa conscience. Le message politique sous-jacent n'est pourtant pas la seule particularité de la pièce ; de par les caractéristiques singulières du prologue et du chœur, qui rompent avec toutes les règles habituelles du théâtre, Anouilh expérimente l'anti-théâtre : Antigone modernise en profondeur l’œuvre initiale de Sophocle.
En résumé, l'auteur servi du texte du tragédien grec comme d'un écran lui permettant, en restant à couvert, de dénoncer le pouvoir en place à son époque, et d'apporter sa contribution à la Résistance, tout en amenant les gens à agir ou du moins à réfléchir. Alors que le mythe de Sophocle a pour objectif de distraire en rappelant l'importance de la religion, Anouilh fait de sa réécriture une véritable arme politique.
En conclusion, bien que cette réécriture du mythe d'Antigone évoque Sophocle par un certain nombre de reprises des personnages, de l’intrigue et des registres, elle présente également des modifications qui permettent à l’auteur d’adapter la pièce aux attentes du public du XXe siècle et de la moderniser. Mais surtout, son ancrage dans la société et dans l’histoire de son temps permet à Anouilh de livrer une pièce hautement symbolique dont les enjeux politiques et anthropologiques sont au cœur du processus de recréation et interrogent le rapport de l’homme et de sa liberté.
La question de la liberté et des choix individuels se posait déjà au XVIIème siècle, comme en témoignent par exemple certaines fables de La Fontaine telles que « Le loup et le Chien », où le Loup refuse également la servitude, préférant l'idée de la mort à celle de perdre sa liberté. La récriture avait déjà permis au fabuliste d’interroger la notion de libre-arbitre et de tirer ainsi parti du pouvoir de la réécriture. Il écrit même d’ailleurs dans son Épître à Huet, en 1687 : « Mon imitation n'est pas un esclavage : Je ne prends que l’idée, et les tours et les lois, Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois. », nous poussant à nous demander dans quelle mesure une réécriture est avant tout une imitation de forme, mais non de fond.
LECLERCQ Nathalie
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