Le manuel de philosophie : LE SUJET la conscience, l'inconscient, le désir, autrui, le temps et l’existence Savoir ce que l'on est...
- Le 02/01/2019
- Dans Le manuel de philosophie. Les textes du bac
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LE SUJET
la conscience, l'inconscient, le désir, autrui, le temps et l’existence Savoir ce que l'on est...
Quand nous supposerions l’homme maître absolu de son esprit et de ses idées, il serait encore nécessairement sujet à l’erreur par sa nature. Car l’esprit de l’homme est limité, et tout esprit limité est par sa nature sujet à l’erreur. La raison en est que les moindres choses ont entre elles une infinité de rapports, et qu’il faut un esprit infini pour les comprendre. Ainsi, un esprit limité ne pouvant embrasser ni comprendre tous ces rapports, quelque effort qu’il fasse, il est porté à croire que ceux qu’il n’aperçoit pas n’existent point, principalement lorsqu’il ne fait pas attention à la faiblesse et à la limitation de son esprit, ce qui lui est fort ordinaire. Ainsi, la limitation de l’esprit toute seule emporte avec soi la capacité de tomber dans l’erreur. Toutefois si les hommes, dans l’état même où ils sont de faiblesse et de corruption, faisaient toujours bon usage de leur liberté, ils ne se tromperaient jamais. Et c’est pour cela que tout homme qui tombe dans l’erreur est blâmé avec justice et mérite même d’être puni : car il suffit, pour ne point se tromper, de ne juger que de ce qu’on voit, et de ne faire jamais des jugements entiers que des choses que l’on est assuré d’avoir examinées dans toutes leurs parties : ce que les hommes peuvent faire. Mais ils aiment mieux s’assujettir à l’erreur que de s’assujettir à la règle de la vérité : ils veulent décider sans peine et sans examen. Ainsi, il ne faut pas s’étonner s’ils tombent dans un nombre infini d’erreurs et s’ils font souvent des jugements assez incertains. Malebranche, Recherche de la vérité
Une question de présence.
Le mot Je est le sujet, apparent ou caché, de toutes nos pensées. Quoi que je tente de dessiner ou de formuler sur le présent, le passé ou l’avenir, c’est toujours une pensée de moi que je forme ou que j’ai, et en même temps une affection que j’éprouve. Ce petit mot est invariable dans toutes mes pensées. « Je change », « je vieillis », « je renonce », « je me convertis » ; le sujet de ces propositions est toujours le même mot. Ainsi la proposition : « je ne suis plus moi, je suis autre », se détruit elle-même. De même la proposition fantaisiste : « je suis deux », car c’est l’invariable Je qui est tout cela. D’après cette logique si naturelle, la proposition « Je n’existe pas » est impossible. Et me voilà immortel, par le pouvoir des mots. Tel est le fond des arguments par lesquels on prouve que l’âme est immortelle ; tel est le texte des expériences prétendues, qui nous font retrouver le long de notre vie le même Je toujours identique.
Alain, Les Passions et la sagesse
L’intentionnalité
Ce qui caractérise tout phénomène psychique, c’est ce que les Scolastiques du moyen âge ont appelé la présence intentionnelle (ou encore mentale) et ce que nous pourrions appeler nous-mêmes – en usant d’expressions qui n’excluent pas toute équivoque verbale – rapport à un contenu, direction vers un objet (sans qu’il faille entendre par là une réalité) ou objectivité immanente. Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon.
Franz Brentano, Psychologie du point de vue empirique, 1874, chapitre I, § 5
« Il la mangeait des yeux. »
Cette phrase et beaucoup d’autres signes marquent assez l’illusion commune au réalisme et à l’idéalisme, selon laquelle connaître, c’est manger. (…) Nous avons tous cru que l’Esprit-Araignée attirait les choses dans sa toile, les couvrait d’une bave blanche et lentement les déglutissait, les réduisait à sa propre substance. Qu’estce qu’une table, un rocher, une maison ? Un certain assemblage de « contenus de conscience », un ordre de ces contenus. (…) Contre la philosophie digestive (…), Husserl ne se lasse pas d’affirmer qu’on ne peut pas dissoudre les choses dans la conscience. Vous voyez cet arbre-ci, soit. Mais vous le voyez à l’endroit même où il est : au bord de la route, au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte méditerranéenne. Il ne saurait entrer dans votre conscience, car il n’est pas de même nature qu’elle. (…) Husserl voit dans la conscience un fait irréductible, qu’aucune image physique ne peut rendre. Sauf, peut-être, l’image rapide et obscure de l’éclatement. Connaître, c’est « s’éclater vers », s’arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là-bas, près de l’arbre et cependant hors de lui, car il m’échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu’il ne peut se diluer en moi : hors de lui, hors de moi. (…) [L]a conscience s’est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n’y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez « dans » une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l’arbre, en plein poussière, car la conscience n’a pas de « dedans » ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme une conscience. Imaginez à présent une suite liée d’éclatements qui nous arrachent à nous-mêmes, qui ne laissent même pas à un « nous-mêmes » le loisir de se former derrière eux, mais qui nous jettent au contraire au-delà d’eux, dans la poussière sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses ; imaginez que nous sommes ainsi rejetés, délaissés par notre nature même dans un monde indifférent, hostile et rétif ; vous aurez saisi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase : « Toute conscience est conscience de quelque chose. »
Jean-Paul Sartre, Situations, I, « Une idée fondamentale de Husserl : l’intentionnalité »
Le problème de l’identité :
Qu’est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.
Blaise Pascal, Pensées, 1670, § 323
Toute idée réelle doit provenir d’une impression particulière.
Mais le moi, ou la personne, ce n’est pas une impression particulière, mais ce à quoi nos diverses idées et impressions sont censées se rapporter. Si une impression donne naissance à l’idée du moi, cette impression doit nécessairement demeurer la même, invariablement, pendant toute la durée de notre vie, puisque c’est ainsi que le moi est supposé exister. Mais il n’y a pas d’impression constante et invariable. La douleur et le plaisir, le chagrin et la joie, les passions et les sensations se succèdent et n’existent jamais toutes en même temps. Ce ne peut donc pas être d’une de ces impressions, ni de toute autre, que provient l’idée du moi et, en conséquence, il n’y a pas une telle idée.
David Hume, Traité de la nature humaine (1739), I, 4, 6
On admet généralement que l’identité de la personne repose sur celle de la conscience.
Si on entend uniquement par cette dernière le souvenir coordonné du cours de notre vie, elle ne suffit pas à expliquer l’autre. Sans doute nous savons un peu plus de notre vie passée que d’un roman lu autrefois ; mais ce que nous en savons est pourtant peu de chose. Les événements principaux, les scènes intéressantes se sont gravés dans la mémoire ; quant au reste, pour un événement retenu, mille autres sont tombés dans l’oubli. Plus nous vieillissons, et plus les faits de notre vie passent sans laisser de trace. Un âge très avancé, une maladie, une lésion du cerveau, la folie peuvent nous priver complètement de mémoire. Mais l’identité de la personne ne s’est pas perdue avec cet évanouissement progressif du souvenir. Elle repose sur la volonté identique, et sur le caractère immuable que celle-ci présente. C’est cette même volonté qui confère sa persistance à l’expression du regard. L’homme se trouve dans le cœur, non dans la tête.
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation
Conscience et communication :
Le problème de la conscience (plus exactement : de la prise de conscience) ne nous apparaît que lorsque nous commençons à saisir dans quelle mesure nous pourrions nous passer d’elle : et c’est à ce commencement de compréhension que nous conduisent aujourd’hui la physiologie et la zoologie (qui ont donc eu besoin de deux siècles pour rallier le soupçon anticipateur de Leibniz). Nous pourrions en effet penser, sentir, vouloir, nous rappeler, nous pourrions de même « agir » à tous les sens du mot : et tout cela n’aurait pas besoin pour autant de « pénétrer dans la conscience » (comme on le dit de manière imagée). Toute la vie serait possible sans se voir en quelque sorte dans un miroir : et en effet, la partie de loin la plus importante de cette vie se déroule encore en nous sans cette réflexion –, y compris notre vie pensante, sentante, voulante, si offensant que cela puisse paraître aux oreilles d’un philosophe des temps passés. A quoi bon la conscience en général, si elle est pour l’essentiel superflue ? – Eh bien, si l’on veut bien prêter l’oreille à ma réponse à cette question et à sa conjecture peut-être extravagante, il me semble que la finesse et la force de la conscience sont toujours liées à la capacité de communication d’un homme (ou d’un animal), et que la capacité de communication est liée à son tour au besoin de communication. (…) [L]à où le besoin, la nécessité ont longtemps contraint les hommes à communiquer, à se comprendre mutuellement avec rapidité et finesse, il finit par exister une surabondance de cette force et de cet art de la communication. (…) A supposer que cette observation soit exacte, il m’est permis d’avancer jusqu’à la conjecture suivante : la conscience en général ne s’est développée que sous la pression du besoin de communication, – elle ne fut dès le début nécessaire, utile, que d’homme à homme (en particulier entre celui qui commande et celui qui obéit), et elle ne s’est également développée qu’en rapport avec le degré de cette utilité. La conscience n’est proprement qu’un réseau de relations d’homme à homme, – et c’est seulement en tant que telle qu’elle a dû se développer : l’homme érémitique et prédateur n’aurait pas eu besoin d’elle. Le fait que nos actions, nos pensées, nos sentiments, nos besoins, nos mouvements pénètrent dans notre conscience – au moins en partie –, c’est la conséquence d’un « il faut » ayant exercé sur l’homme une autorité terrible et prolongée : il avait besoin, étant l’animal le plus exposé au danger, d’aide, de protection, il avait besoin de son semblable, il fallait qu’il sache exprimer sa détresse, se faire comprendre – et pour tout cela, il avait d’abord besoin de « conscience », même, donc, pour « savoir » ce qui lui manque, pour « savoir » ce qu’il pense. Car pour le dire encore une fois : l’homme, comme toute créature vivante, pense continuellement, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient consciente n’en est que la plus infime partie, disons : la partie la plus superficielle, la plus mauvaise : – car seule cette pensée consciente advient sous forme de mots, c’est-à-dire de signes de communication, ce qui révèle la provenance de la conscience ellemême. Pour le dire d’un mot, le développement de la langue et le développement de la conscience (non pas de la raison, mais seulement la prise de conscience de la raison) vont main dans la main. (…) Toutes nos actions sont au fond incomparablement personnelles, singulières, d’une individualité illimitée, cela ne fait aucun doute ; mais dès que nous les traduisons en conscience, elles semblent ne plus l’être… Voilà le véritable phénoménalisme et perspectivisme, tel que je le comprends : la nature de la conscience animale implique que le monde dont nous pouvons avoir conscience n’est qu’un monde de surfaces et de signes, un monde généralisé, vulgarisé, – que tout ce qui devient conscient devient par là même plat, inconsistant, stupide à force de relativisation, générique, signe, repère pour le troupeau, qu’à toute prise de conscience est liée une grande et radicale corruption, falsification, superficialisation et généralisation.
Nietzsche, Le Gai savoir, § 354
Conscience et extériorité :
Cette conscience de soi, l’homme l’acquiert de deux manières : Primo, théoriquement, parce qu’il doit se pencher sur luimême pour prendre conscience de tous les mouvements, repris et penchants du cœur humain et d’une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu’il tire de son propre fond que dans les données qu’il reçoit de l’extérieur. Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité. Ce besoin revêt des formes multiples, jusqu’à ce qu’il arrive à cette manière de se manifester soi-même dans les choses extérieures, que l’on trouve dans l’œuvre artistique.
Hegel, Esthétique (1820-1829), « Introduction »
Conscience et dignité :
La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable ; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable. Pensée fait la grandeur de l’homme. Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête (car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds). Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée : ce serait une pierre ou une brute. […] L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui ; l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. […] Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. Blaise Pascal, Pensées (1670), § 347-348 Que l’homme puisse posséder le Je dans sa représentation, cela l’élève infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. C’est par là qu’il est une personne, et grâce à l’unité de la conscience à travers toutes les transformations qui peuvent lui advenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être totalement différent par le rang et par la dignité de choses comme les animaux dépourvus de raison, dont nous pouvons disposer selon notre bon plaisir ; et cette différence est présente même quand il ne peut pas encore prononcer le Je, parce que néanmoins il le possède déjà dans sa pensée : de même est-il vrai que toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, pensent nécessairement ce Je, quand bien même elles n’expriment pas cette égoïté par un mot particulier. Car la faculté qui est ici en jeu (celle de penser) est l’entendement. Il faut toutefois remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez convenablement ne commence pourtant que de manière relativement tardive (sans doute un an après environ) à s’exprimer en disant Je, alors qu’auparavant il a si longtemps parlé de lui à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et une lumière semble pour ainsi dire s’être manifestée en lui quand il commence à s’exprimer en disant Je : à partir de ce jour, il ne retourne jamais à son autre façon de parler. Antérieurement, il avait simplement un sentiment de lui-même ; désormais, il en a la pensée.
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), livre I, § 1
Conscience et opinion
Les hommes, pour la plupart, sont naturellement portés à être affirmatifs et dogmatiques dans leurs opinions ; comme ils voient les objets d’un seul côté et qu’ils n’ont aucune idée des arguments qui servent de contrepoids, ils se jettent précipitamment dans les principes vers lesquels ils penchent, et ils n’ont aucune indulgence pour ceux qui entretiennent des sentiments opposés. Hésiter, balancer, embarrasse leur entendement, bloque leur passion et suspend leur action. Ils sont donc impatients de s’évader d’un état qui leur est aussi désagréable, et ils pensent que jamais ils ne peuvent s’en écarter assez loin par la violence de leurs affirmations et l’obstination de leur croyance. Mais si de tels raisonneurs dogmatiques pouvaient prendre conscience des étranges infirmités de l’esprit humain, même dans son état de plus grande perfection, même lorsqu’il est le plus précis et le plus prudent dans ses décisions, une telle réflexion leur inspirerait naturellement plus de modestie et de réserve et diminuerait l’opinion avantageuse qu’ils ont d’eux-mêmes et leur préjugé contre leurs adversaires. Les ignorants peuvent réfléchir à la disposition des savants, qui jouissent de tous les avantages de l’étude et de la réflexion et sont encore défiants dans leurs affirmations ; et si quelques savants inclinaient, par leur caractère naturel, à la suffisance et à l’obstination, une légère teinte de pyrrhonisme (1) pourrait abattre leur orgueil en leur montrant que les quelques avantages qu’ils ont pu obtenir sur leurs compagnons sont de peu d’importance si on les compare à la perplexité et à la confusion universelles qui sont inhérentes à la nature humaine. En général, il y a un degré de doute, de prudence et de modestie qui, dans les enquêtes et les décisions de tout genre, doit toujours accompagner l’homme qui raisonne correctement.
Hume, Enquête sur l’entendement humain
La question de la perception
La question de la perception (1 ère approche)
Si nous considérons (...) la vie à son entrée dans le monde, nous la voyons apporter avec elle quelque chose qui tranche sur la matière brute. Le monde, laissé à lui-même, obéit à des lois fatales. Dans des conditions déterminées, la matière se comporte de façon déterminée, rien de ce qu’elle fait n’est imprévisible : si notre science était complète et notre puissance de calculer infinie, nous saurions par avance tout ce qui se passera dans l’univers matériel inorganisé, dans sa masse et dans ses éléments, comme nous prévoyons une éclipse de soleil ou de lune. Bref, la matière est inertie, géométrie, nécessité. Mais avec la vie apparaît le mouvement imprévisible et libre. L’être vivant choisit ou tend à choisir. Son rôle est de créer. Dans un monde où tout le reste est déterminé, une zone d’indétermination l’environne. Comme, pour créer l’avenir, il faut en préparer quelque chose dans le présent, comme la préparation de ce qui sera ne peut se faire que par l’utilisation de ce qui a été, la vie s’emploie dès le début à conserver le passé et à anticiper sur l’avenir dans une durée où passé, présent et avenir empiètent l’un sur l’autre et forment une continuité indivisée : cette mémoire et cette anticipation sont (...) la conscience même. Et c’est pourquoi, en droit sinon en fait, la conscience est coextensive à la vie. Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ses idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu’il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête ; ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister ; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme : car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées ; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes spirituels, dont on n’explique rien par les lois de la mécanique.
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Pour s'assurer de cette vérité que tout ce qui nous apparaît n'est pas vrai à ce seul titre, on peut se convaincre d'abord que la sensation ne nous trompe jamais sur son objet propre ; mais la conception que nous tirons de la sensation ne doit pas être confondue avec elle. On peut s'étonner aussi non moins justement d'entendre encore demander, comme le font nos philosophes, si les grandeurs et les couleurs sont bien dans la réalité ce qu'elles paraissent à ceux qui les regardent de loin, ou ce qu'elles paraissent à ceux qui les regardent de près ; si les choses sont ce qu'elles semblent aux gens bien portants plutôt qu'aux gens malades ; si les corps ont plus de pesanteur, selon que ce sont des gens faibles ou des gens forts qui les portent ; en un mot, si c'est la vérité qu'on voit quand on dort plutôt que ce qu'on voit durant la veille. Évidemment, sur tout cela, nos philosophes n'ont pas le plus léger doute. Personne, en se supposant dans son sommeil être à Athènes, bien qu'il soit en Afrique, ne va se mettre en route pour l’Odéon
Aristote, Ethique à Nicomaque
Les sens ne trompent pas.
Cette proposition est le refus du reproche le plus lourd, mais aussi, bien pesé, le plus vide qui soit fait aux sens ; et cela, non point parce qu'ils jugent toujours avec justesse, mais parce qu'ils ne jugent pas du tout ; raison pour laquelle l'erreur est toujours à la charge du seul entendement. Pourtant l'apparence sensible (species, apparentia) tourne, sinon à sa justification, du moins à son excuse ; de la sorte, l'homme en vient souvent à tenir le subjectif de son mode de représentation pour objectif (la tour éloignée à laquelle il ne voit pas d'angles, pour ronde, la mer dont la partie lointaine atteint son regard par la voie de rayons lumineux plus élevés pour plus haute que le rivage (altum mare), la pleine lune qu'il voit lors de son lever à l'horizon à travers une atmosphère vaporeuse, bien qu'il la perçoive sous le même angle visuel, pour plus éloignée et donc aussi pour plus grande que lorsqu'elle apparaît haut dans le ciel), et ainsi à prendre le phénomène pour l'expérience et à tomber par là dans l'erreur, qui est faute de l'entendement et non des sens.
Kant, Critique de la raison pure
Mon œil, qu'il soit perçant ou faible, ne voit pas au-delà d'un certain espace, et dans cet espace je vis et j'agis, cette ligne d'horizon est mon plus proche destin, grand ou petit, auquel je ne peux échapper. Autour de chaque être s'étend ainsi un cercle concentrique qui a un centre et qui lui est propre. De même l'oreille nous enferme dans un petit espace, de même le toucher. D'après ces horizons où nos sens enferment chacun de nous comme dans les murs d'une prison, nous mesurons ensuite le monde, nous nommons ceci proche et cela lointain, ceci grand et cela petit, ceci dur et cela mou : ces mesures, nous les nommons sensations - et tout cela, absolument tout, n'est qu'une erreur en soi ! D'après la quantité d'expériences et d'excitations qui nous sont possibles en moyenne en un temps donné, nous mesurons notre vie, la trouvant courte ou longue, riche ou pauvre, remplie ou vide : et d'après la moyenne de la vie humaine, nous mesurons celle de toutes les autres créatures, - et tout cela, absolument tout, n'est qu'erreur en soi !
Nietzsche, Humain, trop humain
Même la perception du mouvement, qui d'abord paraît dépendre directement du point de repère que l'intelligence choisit, n'est à son tour qu'un élément dans l'organisation globale du champ. Car s'il est vrai que mon train et le train voisin peuvent tour à tour m'apparaître en mouvement au moment où l'un d'eux démarre, il faut remarquer que l'illusion n'est pas arbitraire et que je ne puis la provoquer à volonté par le choix tout intellectuel et désintéressé d'un point de repère. Si je joue aux cartes dans mon compartiment, c'est le train voisin qui démarre. Si, au contraire, je cherche des yeux quelqu'un dans le train voisin, c'est alors le mien qui démarre. À chaque fois nous apparaît fixe celui des deux où nous avons élu domicile et qui est notre lieu du moment. Le mouvement et le repos se distribuent pour nous dans notre entourage, non pas selon les hypothèses qu'il plaît à notre intelligence de construire, mais selon la manière dont nous nous fixons dans le monde et selon la situation que notre corps y assume. Tantôt je vois le clocher immobile dans le ciel et les nuages qui volent au-dessus de lui - tantôt au contraire les nuages semblent immobiles et le clocher tombe à travers l'espace, mais ici le choix du point fixe n'est pas le fait de l'intelligence : l'objet que je regarde et où je jette l'ancre m'apparaît toujours fixe et je ne puis lui ôter cette signification qu'en regardant ailleurs. Je ne la lui donne donc pas non plus par la pensée. La perception n'est pas une sorte de science commençante, et un premier exercice de l'intelligence, il nous faut retrouver un commerce avec le monde et une présence au monde plus vieux que l’intelligence.
Merleau-Ponty, Phénomenologie de la perception
Qu'est ce que la conscience morale ?
C’est la société qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne. On ne peut vivre en famille, exercer sa profession, vaquer aux mille soins de la vie journalière, faire ses emplettes, se promener dans la rue ou même rester chez soi, sans obéir à des prescriptions et se plier à des obligations. Un choix s’impose à tout instant ; nous optons naturellement pour ce qui est conforme à la régie. C’est à peine si nous en avons conscience ; nous ne faisons aucun effort. Une route a été tracée par la société ; nous la trouvons ouverte devant nous et nous la suivons ; il faudrait plus d’initiative pour prendre à travers champs. Le devoir, ainsi entendu, s’accomplit presque toujours automatiquement ; et l’obéissance au devoir, si l’on s’en tenait au cas le plus fréquent, se définirait un laisser-aller ou un abandon. D’où vient donc que cette obéissance apparaît au contraire comme un état de tension, et le devoir lui-même comme une chose raide et dure ? C’est évidemment que des cas se présentent où l’obéissance implique un effort sur soi- même. Ces cas sont exceptionnels ; mais on les remarque, parce qu’une conscience intense les accompagne, comme il arrive pour toute hésitation ; à vrai dire, la conscience est cette hésitation même, l’acte qui se déclenche tout seul passant à peu près inaperçu.
Bergson, Les deux Sources de la morale et de la religion
Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ;
guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe. Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l’étude de la morale, nous avons à moindre frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines. Mais ce n’est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S’il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l’entendent ? Eh ! c’est qu’il nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier.
Rousseau, Emile
La conscience est le savoir revenant sur lui-même et prenant pour centre la personne humaine elle-même, qui se met en demeure de décider et de se juger. Ce mouvement intérieur est dans toute pensée : car celui qui ne se dit pas finalement « Que dois-je penser ? » ne peut pas être dit penser. La conscience est toujours implicitement morale ; et l’immoralité consiste toujours à ne point vouloir penser qu’on pense, et à ajourner le jugement intérieur. On nomme bien inconscients ceux qui ne se posent aucune question d’eux-mêmes à eux-mêmes. Ce qui n’exclut pas les opinions sur les opinions et tous les savoir-faire, auxquels il manque la réflexion, c’est-à- dire le recul en soi-même qui permet de se connaître et de se juger, et cela est proprement la conscience. Rousseau disait bien que la conscience ne se trompe jamais, pourvu qu’on l’interroge. Exemple : ai-je été lâche en telle circonstance ? Je le saurai si je veux y regarder. Ai-je été juste en tel arrangement ? Je n’ai qu’à m’interroger : mais j’aime bien mieux m’en rapporter à d’autres.
Alain, Définitions
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