Le roman des femmes, le roman de l'ironie, le roman du libertinage, les fonctions de la lettre, les Liaisons dangereuses, Laclos, série L
- Le 05/03/2017
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Première L Etude d’un roman épistolaire : Les liaisons dangereuses , de Laclos Perspectives d’étude Le libertinage L’épistolarité Extraits choisis
Lettre 4 : autoportrait de Valmont Lettre 48 : lettre libertine écrite « sur le dos d’Emilie » Lettre 81 (de « sans doute » à « je suis mon ouvrage ») : autoportrait de Merteuil Lettre 100 (jusqu’à « mon sang bout dans mes veines ») : désespoir de Valmont Lettre 161 : désespoir de Tourvel Etude comparée des lettres 21 et 22 la polyphonie et les effets de structure propres au roman épistolaire. Questions de synthèse
Le roman des femmes Le roman de l’ironie Le roman du libertinage Les fonctions de la lettre
Un autre roman épistolaire (Guilleragues, Montesquieu ou Balzac) : originalité, complexité et richesse du roman de Laclos qui exploite toutes les ressources du genre Les Liaisons dangereuses , roman des femmes Les femmes occupent une place importante dans le roman :elles sont représentées par cinq personnages de premier plan, contre deux pour les hommes. Diversité d’âges : jeune fille (Cécile)
→ vieille dame (Rosemonde) Diversité de conditions : nobles
→ servantes (Julie, la délurée ; Victoire, la fidèle) Diversité de caractères : ordre des sens (Cécile, Emilie) ; ordre de l’esprit (Merteuil) ; ordre du coeur (Tourvel, Rosemonde) Liaisons = roman libertin qui apparaît comme un roman de la condition féminine → aliénation par la sujétion à l’homme, par l’éducation ou par la dévotion. I. Le procès de trois éducations. A. Cécile Education reçue par Cécile chez les Ursulines = caricature d’éducation
→ éducation négligente (// Marianne chez Marivaux ou la « religieuse » de Diderot) : elle ne sait rien du monde, on n’a fait que lui imposer des interdits sans lui donner une réelle formation morale. A l’entrée dans le monde, les choses ne changent guère
→ négligence et aveuglement de Mme de Volanges, qui ne dit rien à sa fille, ne lui dispense aucune éducation. B. Tourvel Pour Tourvel, le couvent fut un « asile » (lettre 161) de paix et de spiritualité mais il n’a pas mieux armé la jeune femme contre les pièges du monde et de la séduction. Elle est également victime d’interdits et de tabous : « principes austères » (lettre 4) et « crainte salutaire de l’amour » (lettre 50). Néanmoins elle est cultivée et recherche des guides dans la littérature (cf. Richardson, lettre 107). ⇒
condamnation de l’éducation fournie par les religieuses : anticléricalisme des Lumières. C. Merteuil Merteuil a assuré elle-même sa propre éducation (par ses lectures et ses observations)
→ on sait ce qu’elle en a fait et ce qu’elle est devenue… = exemple de dévoiement d’une éducation qui ne passe pas par le couvent et qui, peut-être touchée par la propagande des Lumières, a eu l’intérêt de lui éviter une éducation timorée et sclérosante. ⇒
trois échecs qui conduisent au malheur des victimes. Un point positif, néanmoins, dans ce réquisitoire : défense des femmes car elles ne sont pas responsables des tares d’un système qu’on leur impose. C’est pourquoi se pose la question du féminisme (des héroïnes et de l’auteur). II. Laclos et le féminisme. Laclos a toujours affirmé à ceux qui mettraient en doute son féminisme que, si Merteuil peut exister, c’est un exception, et que, comme Molière, il a peint le vice pour en détourner (cf. citation de Rousseau mise en exergue). A. Le « cas » Merteuil Merteuil
≠ véritable féministe car sa révolte est solitaire et méprisante à l’égard de ses soeurs. On pourrait dire qu’au fond elle est aussi misogyne que Valmont : Cf. mépris affiché pour son sexe : portraits des femmes « à délire » ou « à sentiment » (lettre 81) ; elle manipule Cécile et Tourvel comme des objets // misogynie de convention dont témoigne Valmont à la lettre 100 (par exemple). B. Le « couple » Rosemonde-Tourvel Lettre 130 = charte féministe du roman
→ éthique qui annonce le marivaudage : c’est la coeur de la femme qui a l’esprit de finesse (
≠ esprit lourd du mâle) Personnage de Tourvel = bel éloge du sexe féminin et incarnation des idées de la lettre 130 : sensibilité, générosité, pudeur, qualité d’âme… Elle est la seule, avec Rosemonde, à avoir de l’indulgence à l’égard de Valmont. Elle représente l’image la plus séduisante du féminisme car, contrairement à Merteuil, son féminisme ne bannit pas toute féminité. III. L’imaginaire viril dans le roman. A. Contestation de la domination masculine Merteuil = exemple de cette contestation
→ elle a une « petite maison » dans les faubourgs pour cacher la diversité de ses amours clandestines. Or c’est une pratique habituellement masculine (cf. séduction de Belleroche, lettre 10) La métaphore du harem (sultan/esclave) revient deux fois : lettres 127 et 141. (// fin des
Lettres Persanes → remise en cause du pouvoir masculin, d’ordre politique, + cri de vengeance final…) Dans l’affaire Prévan (cf. lettre 85) Merteuil une pratique traditionnellement réservée aux hommes. Parallèlement, on remarque l’absence significative de figures paternelles
→ rien sur le père de Cécile, ni sur celui de Merteuil (elle ne parle que de sa mère dans la lettre 81) ; le mari de Tourvel est absent (or, Président de tribunal, il représente la loi), tout comme Gercourt qui est retenu en Corse… ⇒
ce roman est traversé et animé par une énergie féministe. B. Un féminisme (néanmoins) « masculinisé » Fantasme de toute-puissance (cf. Merteuil se comparant, lettre 81, à une « nouvelle Dalila », ajoutant même : « de combien de nos Samsons modernes, ne tiens-je pas la chevelure sous le ciseau ! ») et sexualité équivoque chez la marquise (cf. le passage « Ensuite j’ai été chez la fille. » lettre 63)
→ démon femelle. Schéma stéréotypé de l’homme-prédateur et de la femme-victime. (on aurait pu imaginer un autre schéma : une femme se moquant des roués, par exemple…). Le lecteur placé en position de complice-voyeur (cf. lettre 48, notamment…) Conclusion Certains discours explicites dénoncent l’inégalité mais la fiction tend à discréditer les personnages qui tiennent ces discours, une fiction qui, par ailleurs, véhicule certains stéréotypes : absence du père, femme castratrice et femmes victimes. La critique est restée partagée sur la question du féminisme des
Liaisons : c’est Merteuil qui focalise surtout l’attention (cf. indignation de Mme de Riccoboni : « Tartuffe femelle » ; jugement de Baudelaire : « Eve satanique »…) Lecture complémentaire = la Préface, qui souligne l’importance de l’enseignement et suggère d’envoyer les mères à l’école ! Dans
Des Femmes et de leur éducation, Laclos transpose au féminin les attributs de l’homme de la nature définis dans le
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : liberté (ou plutôt indépendance), santé ou force, bonté mais non vertu, et bonheur ou plutôt absence de trouble. Débat = quelle est la « femme naturelle » (c’est-à-dire de la nature, et non de l’état de société corrompu) dans le roman ? Baudelaire et R. Vailland considèrent qu’il s’agit de Tourvel mais L. Versini récuse cette proposition : pour lui, Tourvel est trop raffinée, trop précieuse, il y a en elle trop de pudeur (sentiment qui n’est pas naturel) pour qu’on puisse la considérer comme la femme naturelle du roman. Pour lui, les
Liaisons sont un roman trop mondain pour qu’il y ait place pour la nature.
Les Liaisons dangereuses , roman de l’ironie ? Il est délicat de définir l’ironie : •
définition classique = antiphrase → dire le contraire de ce qu’on pense •
définition liée à la notion de polyphonie = celle proposée par J.-P. Bertrand : « L’ironie réside dans la subversion du discours de l’autre ; elle consiste à dire autre chose que ce que l’on pense, en faisant comprendre autre chose que ce que l’on dit. »
→ le discours ironique est traversé par plusieurs voix : le locuteur présente le propos ironique comme celui d’un autre énonciateur qu’il invoque implicitement par son énonciation, en désignant comme absurdes ou ridicules ses opinions. A cela s’ajoute l’ironie d’auteur
→ cf. discours involontairement prémonitoire d’un personnage → ironie tragique. 1) l’ironie représentée dans le discours et les actions des personnages. •
Un phénomène social : persiflage mondain et détachement aristocratique (cf. par rapport aux gens, aux normes sociales et morales, etc.).
Une expression caractéristique du « système » libertin : extériorité et absence d’implication → ironie et libertin
Parodie des langages religieux, héroïque, galant → de la transgression à la profanation, en passant par le blasphème : langage de l’extériorité, de la maîtrise, d’une transgression qui vise à se placer au-dessus de ce qui suscite le respect. •
Les personnages mettant en scène l’ironie des événements : la scène de bienfaisance, la médiation du père Anselme, l’affaire Prévan, etc. 2) l’ironie comme effet de lecture. •
Ironie involontaire des ingénues et des dupes (Cécile, Tourvel). •
Le lecteur complice, se superposant au lecteur libertin (cf. lettre 48) •
Effets de chronologie et de juxtaposition des lettres (cf. lettres 99-100) •
Le romancier met lui-même en scène « l’ironie du sort » (cf. lettre 126 de Rosemonde à Tourvel) → c’est Laclos qui invente le sort… on est toujours dans l’effet de lecture 3) les illusions de l’ironie. •
Le mythe de l’extériorité dans lequel s’englue Merteuil elle-même (cf. sa jalousie, son désir de vengeance…) : l’attitude ironique des libertins relève de l’illusion et de l’
ethos : aliénation aux attentes de l’interlocuteur (cf. Valmont va jusqu’à nier son propre désir à Merteuil), déni de ses affects. •
Le lecteur complice est dupé par cette illusion : le péritexte (cf. avertissement, préface et certaines notes) le prend pour cible de son ironie en tournant en dérision toute lecture univoque : authenticité ou fiction, roman moral ou immoral, négligence ou art ? •
L’ironie tourne en dérision l’ironie elle-même comme position du lecteur ; qu’en est-il de cet auteur qui joue avec son lecteur et s’efface pour mieux suggérer sa présence ? •
Ironie et autoréflexivité : spécularité que permet l’ironie = interroger la fabrique du roman, ses effets, etc. L’ironie est bien au centre du roman comme expression caractéristique de la société mondaine représentée et de l’éthique libertine fondée sur la maîtrise des affects et le dégonflement des normes, comme effet de dispositifs narratifs faisant du lecteur décodant l’ironie un complice des libertins. Le couple auteur/lecteur se superpose à celui des deux libertins. Mais de même que l’illusion de l’ironie se manifeste dans le thème du dupeur dupé chez les personnages, de même l’ironie finit par se retourner contre elle-même dans une mise en question de toute tentative de fixation du sens. L’ironie traduit un effacement de l’auteur comme sujet d’un discours et d’une conviction ; cet effacement est caractéristique d’une époque qui met en question l’autorité des discours. L’ironie est ce qui permet de prendre la parole sans avoir à rendre compte de son droit à la parole, en s’appuyant sur la destruction de l’autorité d’autrui. Comme la stratégie des libertins, la spirale herméneutique du roman est fascinante mais ne conduit-elle pas à une impasse ? Les Liaisons dangereuses , roman du libertinage Sens du mot dans la langue classique : •
liberté prise à l’égard des règles de la religion, de la morale (Valmont et Merteuil excellent dans l’art de parodier les langages religieux et courtois) •
refus des règles, de l’honnêteté et de la bienséance → désordre, débauche, dérèglement des moeurs ; •
libertinage et liberté étant des mots cousins, le mot prend d’emblée une coloration politique (que retiendra surtout Baudelaire : « la révolution a été faite par des voluptueux », et que prolongera encore le « hussard » R. Vailland)… mais ce n’est là le sens que Laclos donne au mot quand il l’utilise (c’està- dire rarement). A un niveau inférieur, le libertinage se traduit dans
Les Liaisons par un comportement « libre » à l’égard des femmes ; sa véritable essence est dans une attitude d’esprit et un usage de la volonté qui fonde en principe une certaine liberté (Malraux). I. Roman licencieux et roman libertin. XVIII
ème siècle = siècle de la littérature « libertine » au sens de « licencieuse », voire pornographique : cf. Crébillon , Sade ou Casanova. Laclos ne se rattache qu’indirectement à cette veine, même s’il reprend des recettes grivoises garantes de succès (et qui, d’ailleurs, n’ont pas peu contribué au scandale de 1782). A. Libertinage et débauche. •
lettre 45 : Valmont évoque pour Merteuil une situation particulièrement scabreuse : afin de lire les lettres de Tourvel, Valmont monte une comédie avec son valet Azolan, plus heureux que son maître avec la femme de chambre de Tourvel, qui porte par dérision le prénom de l’héroïne de Rousseau (Julie) : il va les surprendre dans leurs ébats à l’étage des domestiques ; •
lettre 48 : femme prise pour « pupitre » = situation assez répandue dans la littérature licencieuse du temps (tout le « réchauffé » avec la fille d’opéra Emilie appartient à ce répertoire) ; •
lettre 117 : Valmont dicte à Cécile une lettre pour Danceny où abondent les sous-entendus grivois ; •
lettre 110 : « catéchisme de débauche » composé par Valmont pour initier plus vite Cécile en employant les mots crus et techniques (que Laclos n’écrit pas
→ virtuosité dans le maniement d’un langage codé destiné à gazer des réalités triviales : triomphe de l’euphémisme, de la litote, de la périphrase et de la double entente). B. Libertinage et avilissement. •
« fantaisies » (un des sens de libertinage dans la langue classique) et « plaisir » (ou ses dérivés, comme « plaisant ») reviennent souvent sous la plume des libertins : cf. la citation que fait Merteuil de la comédie de Gresset
Le Méchant : « Les sots sont ici bas pour nos menus plaisirs » (lettre 63) → il s’agit beaucoup plus de « fantaisies » piquantes et flatteuses qu’on pourra publier pour augmenter sa réputation, que de prouesses du corps ou de l’expression d’une sexualité exigeante. Les médiocres deviennent les souffre-douleur des roués, comme dans un jeu
→ on n’est plus dans la perspective banale de la débauche, de la licence ou de succès galants : il s’agit d’une entreprise d’assujettissement, d’avilissement, qui nécessite de l’application, de la « méthode », du calcul… bref une science de la « machine » humaine. •
le sérieux est une autre face du ludique : cf. l’oxymore qu’emploie la marquise à la lettre 74 quand il est question de subjuguer Prévan : « Sérieusement j’en ai fantaisie »
→ les scènes avec des personnages secondaires comme Prévan (ou la vicomtesse) révèlent une perversion non des sens mais de l’esprit et de la volonté. On pénètre dans la forme de libertinage propre à Laclos : le libertinage d’esprit. II. Le libertinage d’esprit. A. Une cérébralité (pervertie) à la place du sentiment. Exercice d’un esprit libre, qui se livre à ses fantaisies, le libertinage du couple blasé formé par Valmont et Merteuil se manifeste par un goût pour les projets bizarres (ce qui intéressera notamment Baudelaire) : enlever Cécile à Danceny sans qu’elle s’en doute (et sans l’aimer bien sûr) ; reprendre Cécile qui se refusait (c’est à cette satisfaction d’amour-propre que s’applique l’expression « libertinage d’esprit » en 141) ; enlever Danceny à Cécile pour la marquise, entreprise symétrique à celle de Valmont sur la jeune fille. Voilà ce qui occupe les « mauvaises têtes » (lettres 5 et 151) des roués. D’une manière générale un vocabulaire cérébral remplace sous la plume des libertins celui du sentiment : le libertinage est un rôle qu’on joue de tête. B. Roman du libertinage et roman d’analyse. Les libertins sont des experts en science de l’homme et de la vie intérieure : il faut connaître les ressorts de la « machine » humaine pour agir sur elle. A cet égard Laclos prolonge la tradition du roman d’analyse (du siècle précédent) et participe pleinement du rationalisme des Lumières. •
cf. lettre 81 : chef d’oeuvre de l’auto-analyse •
cf. plus généralement les explications, comptes-rendus et conseils que s’échangent les libertins (explication de texte faite par Merteuil à la lettre 33 ; « pureté de méthode » dont se vante Valmont à la lettre 125) Les performances des libertins sont accomplies moins pour la satisfaction des sens que pour celle de l’amourpropre, de l’orgueil. Cette satisfaction n’est complète que si elle a un public choisi : si ce roman libertin prend la forme de lettres, c’est que Valmont et Merteuil ont besoin d’un témoin à qui raconter leurs prouesses, d’un connaisseur capable d’en apprécier la virtuosité et qui en sera jaloux. Le voyeurisme propre aux Liaisons est subtil et intellectuel. Le libertinage consiste moins à faire le mal qu’à le dire
Laclos subordonne la veine du roman licencieux à la tradition du roman d’analyse et au libertinage d’esprit. III. Limites posées au libertinage (par Laclos). A. L’« érotisation » de la volonté (A. Malraux). Les libertins sont des êtres de projet (presque sartrien) : leur liberté existera par l’exercice de leur volonté de puissance. •
lettre IV : Valmont parle de la conquête de Tourvel comme « le plus grand projet » qu’il ait jamais formé. Il n’existe que par ses projets (cf. lettre 9). Il répète trois fois la formule « je veux cette femme et je l’aurai » (lettres 6, 70 et 100) •
Merteuil, de son côté, a pour devise « vaincre ou périr » (lettre 80) Pour ces oisifs qui ne peuvent se lancer dans la conquête militaire puisque la France est en paix et que Louis XIV, après la Fronde, s’est appliqué à domestiquer l’aristocratie en la cantonnant à Versailles, dans le monde de la Cour. Ils ne peuvent non plus se lancer dans une conquête de la société (comme les arrivistes des romans du XIX
ème siècle) car ils vivent dans une société d’ordres figée. Il ne leur reste plus qu’un champ d’action : la domination du partenaire dans la guerre d’alcôve, ou dans la guerre des sexes, c’est-à-dire une forme d’érotisme qui repose sur une contrainte et réduit l’autre à l’état d’objet. Dans le libertinage, on se prouve sa propre liberté en asservissant l’autre. C’est le seul aspect qui rapproche Laclos de Sade… et qui mène les protagonistes à leur perte. B. La remise en cause du libertinage. La leçon du roman est claire : les libertins finissent par tomber dans leur propre piège. En fait de libération, il n’y a pas d’esclavage plus sûr que le libertinage, avec son code dont le non-respect conduit à la mort
échec final des personnages principaux. Deuxième échec : ces matamores n’ont pas le dernier mot. Le dénouement (qui, certes, a donné lieu à des interprétations contradictoires) « [punit] » sévèrement les « méchants » (Mme de Volanges, lettres 172), sans épargner leurs victimes (pour elles, « nulle consolation »,
ibid.). Laclos semble avoir souhaité une fin édifiante (cf. le péritexte, qui n’est pas que toute ironie : au lecteur de faire une lecture attentive). Difficile de conclure sur une question aussi vaste, et qui suscite des hypothèses très variées. La réflexion peut se prolonger encore dans deux directions (notamment) : •
l’intertextualité : Laclos s’inspire fortement de Molière (Don Juan, Tartuffe, par exemple) •
la différence des sexes : y a-t-il une différence à établir entre le libertinage masculin et le libertinage féminin ? (le libertinage féminin , incarné et théorisé par Merteuil, apparaît en effet comme une imitation, une radicalisation (un dépassement) et une contestation du libertinage masculin… mais reste toujours plus ou moins aliéné à ce même modèle
→ Merteuil est fortement « masculinisée » : cf. synthèse sur le « roman des femmes »). Les fonctions de la lettre dans
Les Liaisons dangereuses Diversité des lettres et de leurs fonctions dans ce roman du XVIII
ème siècle, où il y avait un art de la lettre, comme il y avait un art de la conversation : •
lettre → plaisir lié à l’échange d’idées ou au simple fait de raconter une aventure piquante, associé à un certain amour de soi et au goût de briller (cf. lettre 81, lettres de l’épisode de charité, de la séduction de Prévan ou du viol de Cécile •
lettre ≠ gratuite → lettre = également miroir de celui qui écrit : la lettre est dangereuse parce qu’on écrit ce qu’on vit et qu’on peut être trahi par ce qu’on écrit (cf. Merteuil déchiffre les lettres de valmont tout comme Valmont déchiffre les signes involontaires d’amour que la Présidente lui envoie, ses regards, le ton de sa voix…) ⇒
la lettre a des fonctions opposées : elle sert à affirmer la maîtrise de soi et des autres, en même temps qu’elle engage beaucoup plus dangereusement que ne le feraient de simples paroles
→ dialectique du détachement et de l’engagement dans l’écriture et l’échange des lettres. Cette ambiguïté des fonctions de la lettre est énoncée explicitement par Merteuil aux lettres 33 et 81. I. la lettre comme affirmation de la maîtrise de soi et moyen de l’action calculée sur autrui. •
réponse de Tourvel (lettre 50) à la lettre 48 de Valmont : elle ne cède pas à Valmont → lettre est le lieu de la constitution et de l’affirmation libre de soi. •
lettres 104 et 105 de Merteuil à Cécile et à sa mère : éloge de la vertu et de ses sacrifices ≠ apologie du plaisir
→ la lettre est utilisée comme un masque : on n’écrit pas pour dire ce qu’on pense mais pour plaire au destinataire, lui offrir une image dans laquelle il puisse se reconnaître (en adoptant son langage). •
les lettres qui font le récit d’aventures piquantes révèlent l’amour de soi et de sa liberté : cf. lettre 71 dans laquelle Valmont fait le récit de la façon dont il a enlevé la Vicomtesse de M. à la fois à son mari et à son amant ; lettre 96 (plus sérieuse) dans laquelle il est contraint d’avouer qu’il commence à aimer les lenteurs que la résistance de Tourvel lui impose
→ le fait de raconter permet encore de garder un détachement qui est le garant de la liberté intérieure contre les atteintes de la passion, Valmont adoptant souvent un point de vue depuis lequel la vie puisse apparaître comme une comédie. II. la lettre comme ce qui aliène le libertin à sa propre image et l’enferme dans son rôle. •
risque encouru par le libertin = se confondre avec le personnage qu’on joue pour l’autre : cf. Valmont décide de sacrifier Tourvel par vanité, parce qu’il est aliéné à une image de lui qui s’est figée et durcie dans l’échange de lettres avec Merteuil (qui, par exemple dans la lettre 145, se comporte à son égard comme un romancier omniscient à l’égard d’un de ses personnages. •
lettre devient le lieu du discours de la mauvaise foi : en cherchant à plaire, en cultivant une certaine image de soi, on se trompe soi-même, ce qu’analyse Merteuil à la lettre 134. Tous les personnages sont de mauvaise foi dès lors qu’ils sont véritablement émus, et que l’émotion entre en conflit avec des principes une première fois affirmés : cf. lettre 127 dans laquelle Merteuil prouve à Valmont qu’il aime Tourvel (en relevant les adjectifs « céleste » et « charmante » qu’il a employés, et en concluant que « c’est de l’amour, ou il n’en exista jamais : vous le niez bien de cent façons mais vous le prouvez de mille »)
→ Valmont répond par une dérobade à la lettre 129 : « ces mots, plus souvent pris au hasard que par réflexion, expriment moins le cas que l’on fait de la personne, que la situation dans laquelle on se trouve quand on en parle »
→ mauvaise foi, dénégation. Tourvel fait de même en ne disant pas à Volanges qu’elle fait suivre Valmont (lettres 15, 21 et 22). Merteuil elle-même reconnaît assez tard avoir manifesté de la jalousie à l’égard de Tourvel (jalousie qu’elle tente le plus possible de déguiser derrière le souci qu’elle aurait de la réputation de Valmont, par exemple). C’est donc finalement la liberté du libertin qui est en question dans ce roman épistolaire. En effet, si l’écriture de la lettre lui sert à montrer sa maîtrise, à la fois sa liberté et son pouvoir sur les autres par l’habile imitation qu’il fait de leurs discours, si elle fait de lui le suprême ironiste
− libre mais aussi libérateur en ce qu’il est capable de dénoncer toutes les significations convenues et les préjugés aliénants
− elle est cela même qui l’aliène à son tour à sa propre image et l’enferme dans son rôle.
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