•Lettre X, Laclos, les Liaisons dangereuses, séquence roman, le personnage de roman
- Le 05/03/2017
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OBJET D’ÉTUDE : LE ROMAN
Le personnage de roman du XVIIe à nos jours
Construction du personnage à travers la variété des époques et des formes
Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1796).
Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre X.
La marquise de Merteuil au vicomte de Valmont.
Me boudez-vous, Vicomte ? ou bien êtes-vous mort ? ou, ce qui y ressemblerait beaucoup, ne vivez-vous plus que pour votre Présidente ? Cette femme, qui vous a rendu les illusions de la jeunesse, vous en rendra bientôt aussi les ridicules préjugés. Déjà vous voilà timide et esclave ; autant vaudrait être amoureux. Vous renoncez à vos heureuses témérités. Vous voilà donc vous conduisant sans principes, et donnant tout au hasard, ou plutôt au caprice. Ne vous souvient-il plus que l’amour est, comme la médecine, seulement l’art d’aider à la nature ? Vous voyez que je vous bats avec vos armes : mais je n’en prendrai pas d’orgueil ; car c’est bien battre un homme à terre. Il faut qu’elle se donne, me dites-vous : eh ! sans doute, avec cette différence que ce sera de mauvaise grâce. Mais, pour qu’elle finisse par se donner, le vrai moyen est de commencer par la prendre. Que cette ridicule distinction est bien un vrai déraisonnement de l’amour ! Je dis l’amour ; car vous êtes amoureux. Vous parler autrement, ce serait vous trahir, ce serait vous cacher votre mal. Dites-moi donc, amant langoureux, ces femmes que vous avez eues, croyez-vous les avoir violées ? Mais, quelque envie qu’on ait de se donner, quelque pressée que l’on en soit, encore faut-il un prétexte ; et y en a-t-il de plus commode pour nous, que celui qui nous donne l’air de céder à la force ? Pour moi, je l’avoue, une des choses qui me flattent le plus, est une attaque vive et bien faite, où tout es succède avec ordre quoique avec rapidité ; qui ne nous met jamais dans ce pénible embarras de réparer nous-mêmes une gaucherie dont au contraire nous dû profiter ; qui sait garder l’air de la violence jusque dans les choses que nous accordons, et flatter avec adresse nos deux passions favorites, la gloire de la défense et le plaisir de la défaite. Je conviens que ce talent, plus rare que l’on ne croit, m’a toujours fait plaisir, même alors qu’il ne m’a pas séduite, et que quelquefois il m’est arrivé de me rendre, uniquement comme récompense. Telle dans nos anciens tournois, la beauté donnait le prix de la valeur et de l’adresse.
Mais vous, qui n’êtes plus vous, vous vous conduisez comme si vous aviez peur de réussir. Eh ! depuis quand voyagez-vous à petites journées et par des chemins de traverse ? Mon ami, quand on veut arriver, des chevaux de poste et la grande route ! Mais laissons ce sujet, qui medonne d’autant plus d’humeur qu’il me prive du plaisir de vous voir. Au moins écrivez-moi plus souvent que vous ne faites, et mettez-moi au courant de vos progrès. Savez-vous que voilà plus de quinze jours que cette ridicule aventure vous occupe, et que vous négligez tout le monde ?
A propos de négligence, nous ressemblez aux gens qui envoient régulièrement savoir des nouvelles de leurs amis malades, mais qui ne se font jamais rendre la réponse. Vous finissez votre dernière lettre par me demander si le chevalier est mort. Je ne réponds pas, et vous ne vous en inquiétez pas davantage. Ne savez-vous plus que mon amant est votre ami-né ? Mais rassurez-vous, il n’est point mort ; ou s’il l’était, ce serait de l’excès de sa joie. Ce pauvre chevalier, comme il est tendre ! comme il est fait pour l’amour ! comme il sait sentir vivement ! la tête m’en tourne. Sérieusement, le bonheur parfait qu’il trouve à être aimé de moi, m’attache véritablement à lui. Ce même jour, où je vous écrivais que j’allais travailler à notre rupture, combien je le rendis heureux ! Je m’occupais pourtant tout de bon des moyens de le désespérer, quand on me l’annonça. Soit caprice ou raison, jamais il ne me parut si bien. Je le reçus cependant avec humeur. Il espérait passer deux heures avec moi, avant celle où ma porte serait ouverte à tout le monde. Je lui dis que j’allais sortir : il me demanda où j’allais ; je refusai de le lui apprendre. Il insista ; où vous ne serez pas, repris-je, avec aigreur. Heureusement pour lui, il resta pétrifié de cette réponse ; car, s’il eût dit un mot, il s’ensuivait immanquablement une scène qui eût amené la rupture que j’avais projetée. Etonnée de son silence, je jetai les yeux sur lui sans autre projet, je vous jure, que de voir la mine qu’il faisait. Jeretrouvai sur cette charmante figure cette tristesse, à la fois profonde et tendre, à laquelle vous-même êtes convenu qu’il était si difficile de résister. La même cause produisit le même effet ; je fus vaincue une seconde fois. Dès ce moment, je ne m’occupai plus que des moyens d’éviter qu’il pût me trouver un tort. « je sors pour affaire, lui dis-je avec un air un peu plus doux, et même cette affaire vous regarde ; mais ne m’interrogez pas. Je souperai chez moi ; revenez, et vous serez instruit. » Alors il retrouva la parole ; mais je ne lui permis pas d’en faire usage. « Je suis très pressée, continuai-je. Laissez-moi ; à ce soir. » Il baisa ma main et sortit.
Aussitôt, pour le dédommager, peut-être pour me dédommager moi-même, je me décide à lui faire connaître ma petite maison dont il ne se doutait pas. J’appelle ma fidèle Victoire. J’ai ma migraine ; je me couche pour tous mes gens ; et, restée enfin seule avec la véritable, tandis qu’elle se travestit en laquais, je fais une toilette de femme de chambre. Elle fait ensuite venir un fiacre à la porte de mon jardin, et nous voilà parties. Arrivée dans ce temple de l’amour, je choisis le déshabillé le plus galant. Celui-ci est délicieux ; il est de mon invention : il ne laisse rien voir, et pourtant fait tout deviner. Je vous en promets un modèle pour votre Présidente, quand vous l’aurez rendue digne de le porter.
Après ces préparatifs, pendant que Victoire s’occupe des autres détails, je lis un chapitre du Sopha, une lettre d’Héloïse et deux contes de La Fontaine, pour recorder les différents tons que je voulais prendre. Cependant mon chevalier arrive avec l’empressement qu’il a toujours. Mon Suisse la lui refuse, et lui apprend que je suis malade : premier incident. Il lui remet en même temps un billet de moi, mais non de mon écriture, suivant ma prudente règle. Il l’ouvre, et y trouve de la main de Victoire : « A neuf heures précises, au Boulevard, devant les cafés. »Il s’y rend ; et là, un petit laquais qu’il ne connaît pas, qu’il croit au moins ne pas connaître, car c’était toujours Victoire, vient lui annoncer qu’il faut renvoyer sa voiture et le suivre. Toute cette marche romanesque lui échauffait la tête d’autant, et la tête échauffée ne nuit à rien. Il arrive enfin, et la surprise et l’amour causaient en lui un véritable enchantement. Pour lui donner le temps de se remettre, nous nous promenons un moment dans le bosquet ; puis je le ramène vers la maison. Il voit d’abord deux couverts mis ; ensuite un lit fait. Nous passons jusqu’au boudoir, qui était dans toute sa parure. Là, moitié réflexion, moitié sentiment, je passai mes bras autour de lui, et me laissai tomber à ses genoux. « O mon ami ! lui dis-je, pour vouloir te ménager la surprise de ce moment, je me reproche de t’avoir infligé par l’apparence de l’humeur ; d’avoir pu un instant voiler mon coeur à tes regards. Pardonne-moi mes torts ; je veux les expier à force d’amour. » Vous jugez de l’effet de ce discours sentimental. L’heureux chevalier me releva, et mon pardon fut scellé sur cette même ottomane où vous et moi scellâmes si gaiement et de la même manière notre éternelle rupture.
Comme nous avions six heures à passer ensemble, et que j’avais résolu que tout ce temps fût pour lui également délicieux, je modérai ses transports, et l’aimable coquetterie vient remplacer la tendresse. Je ne crois pas avoir jamais mis tant de soin à plaire, ni avoir jamais été aussi contente de moi. Après le souper, tour à tour enfant et raisonnable, folâtre et sensible, quelquefois même libertine, je me plaisais à le considérer comme un sultan au milieu de son sérail, dont j’étais tour à tour les favorites différentes. En effet, ses hommages réitérés, quoique toujours reçus par la même femme, le furent toujours par une maîtresse nouvelle.
Enfin au point du jour il fallut se séparer ; et, quoi qu’il dît, il en avait autant de besoin que peu d’envie. Au moment où nous sortîmes et pour dernier adieu, je pris la clef de cet heureux séjour et la lui remettant entre les mains : « Je ne l’ai eue que pour vous, lui dis-je ; il est juste que vous en soyez le maître : c’est au sacrificateur à disposer du temple. » C’est par cette adresse que j’ai prévenu les réflexions qu’aurait pu lui faire naître la propriété, toujours suspecte, d’une petite maison. Je le connais assez, pour être sûre qu’il ne s’en servira que pour moi ; et si la fantaisie me prenait d’y aller sans lui, il me reste bien une double clef. Il voulait à toute force prendre jour pour y revenir ; mais je l’aime trop encore, pour vouloir l’user si vite. Il ne faut se permettre d’excès qu’avec les gens qu’on veut quitter bientôt. Il ne sait pas cela, lui ; mais, pour son bonheur, je le sais pour deux.
Je m’aperçois qu’il est trois heures du matin, et que j’ai écrit un volume, ayant le projet de n’écrire qu’un mot. Tel est le charme de la confiante amitié: c’est elle qui fait que vous êtes toujours ce que j’aime le mieux ; mais, en vérité, le chevalier est ce qui me plaît davantage.
De…, ce 12 août 17**.