Démocrite, Epicure, Lucrèce, conférences et vidéos
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Démocrite, Épicure, Lucrèce :
- Philosophie des atomes et pensée du plaisir
- Jean Salem
- Nous transcrivons et parfois résumons la conférence de Jean Salem ainsi que ses réponses aux questions de l'assistance.
Démocrite-Épicure-Lucrèce .
Introduction
Démocrite, Épicure et Lucrèce ont enseigné que tout dans l’univers est fait d’atomes et de vide. En prêtant notre attention à l’agitation désordonnée des grains de poussière dans un rayon de soleil, déclare Démocrite,
1°/ nous pouvons observer l’effet visible des collisions qui interviennent sans cesse entre les atomes (atomoi=indivisibles) dont ces poussières elles-mêmes sont formées.
2°/ nous avons une image sensible des mouvements invisibles dont sont éternellement animés les corpuscules élémentaires.
Comme l’a écrit Jostein Gaarder dans son Monde de Sophie (Éd. Du Seuil, 1995), les atomistes de l’Antiquité ont eu le génie de professer que l’univers entier est une sorte d’immense Lego. Démocrite (5e s. av. J.-C.), Épicure (3e s. av. J.-C.), Lucrèce (1er s. av. J.-C.) disent tous trois que l’univers est un tel jeu ; que l’être est un et – tout à la fois – sporadique ; que la naissance est composition et la mort, désagrégation ; que d’imperceptibles éléments de construction – éternels et immuables – se combinent puis se dissocient au gré
de leur agitation incessante dans le vide immense. Il serait bien sûr imprudent de céder sans discernement aux illusions rétrospectives. Mais cette conception fascinante n’a-t-elle pas, à l’évidence, quelque chose à voir avec la microphysique des XIXe-XXe siècles ?. L’atomisme philosophique ne fut d’ailleurs pas l’apanage des matérialistes grecs ou romains. En tant qu’explication rationnelle des phénomènes qu’il nous est donné d’observer, l’atomisme apparut également en Inde (5e s. av. J.-C.) et s’est développé en terre d’islam (8e-12e s. de notre ère)
: preuve que cette intuition de l’essentielle discontinuité de tout ce qui est ne fut pas une simple rêverie philosophique parmi d’autre.
Qu’à des époques si différentes et que sous des latitudes si diverses on ait pu se réclamer de l’atomisme, voilà qui atteste que l’expérience fournit en fait à tout instant de nombreux indices semblant confirmer que la nature accomplit son œuvre au moyen de corpuscules invisibles.
Épicure, ainsi que Lucrèce, son plus grand disciple romain (lequel déclare vouloir rester strictement fidèle à la doctrine de son maître) ont été en outre des "maîtres de volupté" (Sénèque).
Beaucoup plus que chez Démocrite, l'atomisme a chez eux partie liée avec la recherche du plaisir qu’ils identifient au souverain bien, identification qui a un parfum sulfureux.
Selon les épicuriens, explique Cicéron, le plaisir est recherché par les animaux et les hommes pour la seule raison qu’il est le plaisir ; et c’est du seul fait que la douleur est douleur
que nous l’évitons. Les petits enfants et les animaux, qui sont comme des «miroirs de la nature», nous montrent surabondamment que le plaisir est le but de toutes nos actions.
Attention, toutefois, aux contrefaçons ! Il ne s’agit pas, d’après les épicuriens, d’imiter ces voluptueux inquiets (Anacréon, Horace, ou – plus tard – Omar Khayyam et les poètes de la Pléiade comme Ronsard), ces faux épicuriens qui nous disent : «hâte-toi de jouir avant de devenir trop vieux, avant que d’être mort».
Le plaisir épicurien se présente de manière plus sereine, plus étale, et peut-être plus lumineuse. La connaissance de la physique atomique a pour principal but de purger le désir de toute frénésie : ainsi notre âme sera-t-elle exemptée de tout trouble.
Démocrite
De Leucippe, le premier atomiste, de Leucippe qui fut probablement le maître de Démocrite, ne demeure qu’un unique fragment auquel s’ajoutent quelques témoignages assez maigres.
Démocrite naquit à Abdère, en Ionie, et vécut entre 450 et 360 av. J. -C. On le classe généralement parmi les "Présocratiques", mais il est mort... quarante ans après Socrate ! Il est vrai que pour beaucoup (et notamment pour Aristote) la vraie philosophie ne commence qu'avec Socrate! Or Démocrite n’est ni un «présocratique» parmi d’autres ni même un pré-socratique tout court : c’est un géant de la pensée que de nombreux anciens considérèrent comme l’égal d’un Platon ou d’un Aristote. La liste des titres des ouvrages (perdus) qu’il avait
écrits occupe quatre pages dans les témoignages dont nous disposons ! Son savoir fut véritablement encyclopédique. Ce fut, déclare Sénèque, «le plus subtil de tous les Anciens».
«Il n’est rien dont il ne traite», écrit Cicéron. Platon, qui ne le nomme jamais, aurait paraît-il, voulu faire brûler ses livres parce qu’il avait peur de se confronter à lui (anecdote rapportée par Diogène Laërce). Aristote consacre à la philosophie démocritéenne de longs exposés et de minutieuses objections.
Pour étudier le corpus démocritéen, Jean Salem a surtout tenu en compte :
1°/ des fragments concernant Démocrite qui furent réunis tout d’abord par H. Diels et W. Kranz (1934-1937), puis par le philologue russe S. Luria (1970), ainsi que des fragments des autres «présocratiques» .
2°/ des textes du Corpus hippocratique, qui furent rédigés par divers médecins entre 500 et 350 av. J.-C. .
3°/ de la quasi-totalité des œuvres d’Aristote .
4°/ et de la littérature érudite que les érudits ont pu consacrer à Démocrite depuis une centaine d’années environ.
Il est à noter que jusque dans des temps très récents (jusqu’à la fin des années 80), très peu d’études avaient été consacrées à Démocrite comparativement au très grand nombre de celles qui ont pu porter sur tel ou tel autre «présocratique» - par exemple Héraclite ou bien Parménide.
Physique
D’après ce qu’en dit Aristote, Leucippe et Démocrite considéraient que les atomes se distinguent par leur forme (comme A diffère de N), par leur ordre (comme AN diffère NA), par leur position (comme H debout, qui en grec se lit È, diffère d’un H couché, c’est-à-dire d’un signe que les anciens Grecs lisaient Z).
Voyez à ce propos: Aristote, Métaphysique, 1, 4, 984 b 4.
Tous les atomistes anciens reprendront la comparaison entre l’«écriture» fine de l'être lui-même, "écriture" qui serait le fait des atomes, et la véritable écriture, celle qui résulte de l'usage que nous faisons des lettres de notre alphabet.
À plusieurs reprises, Lucrèce souligne que des substitutions et des déplacements d’atomes produisent des modifications dans les choses, de même que des substitutions et des déplacements de lettres de l’alphabet produisent des modifications dans le sens et dans les sons des mots que nous employons (voyez:
De la nature, chant I, vers 911-912).
- Démocrite, selon J. Salem, n'est pas l'héritier de Parménide dont ont parlé certains manuels : Démocrite ne s’est pas borné à émietter, à monnayer l’être un, immobile, compact et sphérique des philosophes éléatiques.
La généalogie de l’atomisme serait plutôt, selon lui, la suivante :
1°/ les premiers physiologues (VIè - Vè s. av. J. -C.) s’étaient demandé si l'élément primordial, le principe de tout ce qui apparaît est l'eau (Thalès, Anaximandre) ou bien l’air (Anaximène), ou bien la terre (Phérécyde) ou encore le feu (Héraclite).
2°/ Anaxagore et Empédocle avaient tous deux avancé l’idée que ce qui nous semble plein et compact est en fait constitué de parcelles -comme l'or est fait de paillettes d'or (Anaxagore), comme un mur est fait de briques (Empédocle) ;
3°/ L'atomisme n’avait donc plus, si l’on ose s’exprimer ainsi, qu’à rendre raison du mouvement en affirmant que le vide en est la condition sine qua non. Pour Démocrite, on peut comparer l’ensemble de tout ce qui est à un tas de pièces d’or éternellement en mouvement dans le vide infini. Tout ce qui n'est pas plein des atomes est du vide : il y a comme une complémentarité de l'être plein des atomes et de ce non-être qu'est le vide intangible.
De façon très légèrement différente, Épicure semblera parfois considérer l’espace vide comme une sorte d’immense contenant, qui envelopperait les particules de matière en son sein. Mais il n’y a là qu’une nuance.
Il faut en outre souligner que le vide des anciens atomistes est bien la condition de possibilité mais non pas la cause du mouvement des atomes. Car les atomes se meuvent de toute éternité dans toutes les directions de l’espace, depuis toujours. Ce vide est enfin – est-il besoin de le préciser ? – un vide absolu (alors que le vide intergalactique des physiciens contemporains est un espace où la matière est très rare). Voilà pour ces quelques thèses fort impressionnantes à nos yeux, mais qui furent tenues pour très fantaisistes par la plupart des physiciens jusque vers le milieu du 17e s.
Démocrite est également le philosophe de la nécessité : tout est nécessaire dans son univers ; «nulle chose, disait Leucippe, ne se produit fortuitement, mais toutes choses procèdent de la raison et de la nécessité». Si donc Démocrite en vient à parler de hasard, il ne peut pas s’agir que d’un sobriquet de l’universelle Nécessité, que d’un nom que nous donnons parfois à notre ignorance des causes de tel ou tel phénomène.
Les épicuriens feront valoir quant à eux qu’il existe néanmoins une marge d’indétermination dans le cours des choses. Ils expliqueront et conforteront le sentiment de liberté (que nous expérimentons, par exemple, lorsque nous résistons à la poussée qu’une foule exerce sur nous) en attribuant aux atomes eux-mêmes la possibilité de dévier spontanément de leur trajectoire, la possibilité autrement dit d’effectuer en un lieu indéterminé de leur course à travers l’espace un mouvement imprévisible et imperceptible de déclinaison (clinamen), un petit saut que même un observateur omniscient n’eût pas pu prévoir. Cette théorie qui parut fort étrange aux adversaires de l’épicurisme, et qui continue de nous intriguer, avait pour fonction de sauver le fait de la liberté: car si tout est absolument nécessaire, demandaient les épicuriens, comment pourrions-nous décerner des louanges ou des blâmes ? Comment pourrait-on fonder une éthique si tout, depuis toujours, était déjà déterminé d’une façon inexorable par quelque cause antécédente ?
Cosmologie.
L'univers est infini. De deux choses l’une : la flèche lancée par un archer depuis ce que tu supposes constituer l’extrême bord de l’univers s’arrêtera dans son vol ou le poursuivra. S’arrête-t-elle, c’est qu’il y a un obstacle et que de l’espace doit nécessairement se trouver
au-delà de cette limite prétendue ; et si tout au contraire elle ne rencontre aucun obstacle, c’est qu’ elle peut toujours aller plus avant (cet argument du pythagoricien Archytas de Tarente a été repris par les atomistes).
L'univers comporte une infinité de mondes - dont le nôtre qui, comme tous les mondes, est appelé à périr. Un monde se constitue à partir de la réunion d'un assez grand nombre d'atomes dans une section de l’infini. Le mouvement de ces atomes prend la forme d’un tourbillon dans lequel ils s'ordonnent peu à peu : les plus gros tendent vers le centre qui est en train de se former, les plus petits vers la périphérie vers laquelle la force centrifuge les projette. Une ceinture de feu entoure notre monde. Quant à la terre, elle a la forme d'un cylindre plat, d'un tambour.
Théorie de la connaissance.
- La perception sensible est réception de simulacres (eidôla = répliques, effigies, membranes, écorces, dépouilles enveloppes, pellicules, émanations, effluves), – lesquels simulacres se détachent continuellement des objets.
Ces fines pellicules sont évidemment composées d’atomes (car, tout est composé d’atomes). Un grand nombre de ces simulacres nous impressionne (au sens strict) pendant le même instant sensible : autrement dit, de même que les images du cinéma défilent au rythme de vingt-quatre par seconde et forment l’image «globale» que le spectateur peut décrire, l’image que nous avons des objets est faite (selon Épicure, particulièrement)
de beaucoup de simulacres émanant de l’objet qu’on voit et s’accumulant sur nos yeux pendant le même instant sensible, durant le même et très bref laps de temps. Dans un «atome de temps», si l’on veut, il y a beaucoup d’instants plus petits, d’instants «logiques», imperceptibles certes mais néanmoins tout à fait pensables. Pour Démocrite, l’affaire était un peu plus compliquée : en même temps que les objets émettent des simulacres, l’œil projetterait quant à lui des rayons (faits d’atomes) dans la direction des objets ; les images des objets sensibles seraient donc selon Démocrite des sortes de mixtes formés dans l’air, au point de rencontre des simulacres et du flux visuel.
- Tout, absolument tout chez ces philosophes, s'explique par des flux atomiques. Ainsi le rêve est une réverbération d'images qui nous frappent pendant que les sens sont assoupis. Pendant les spectacles du cirque déclare Lucrèce, je suis pénétré par des images de lions et de gladiateurs, par des images composées d'atomes anguleux qui modifient les minuscules pores de mon organisme (lequel n'est pas seulement fait de plein, mais comporte aussi des canaux, des lacunes, du vide). Aussi, rentré chez moi, vais-je par privilège être réceptif aux simulacres de spectacles du cirque qui continueront de planer dans l’air de la ville endormie : je rêverai probablement de ces jeux que j’ai observés le jour précédent, alors même que mes proches, s’ils ne m’ont pas accompagné au cirque, rêveront quant à eux de tout autre chose. – Même explication en ce qui concerne les souvenirs : nous pensons encore aux défunts, mais leurs simulacres se font de plus en plus rares et s’abîment, ce qui fait que sans qu’on les oublie tout à fait leur image devient de moins en moins obsédante.
- On a rapproché abusivement Démocrite des sceptiques (philosophes du IIIe s. av. J. -C.) et des platoniciens tardifs de la Nouvelle Académie qui furent proches à certains égards des sceptiques. Il est vrai que Démocrite a eu comme Platon une postérité sceptique et qu’on ne peut, pour ce qui est de la connaissance, confondre sa propre pensée avec celle d’Épicure. Épicure fera en effet de la sensation le premier critère de la vérité.
Tandis que Démocrite avait très nettement distingué au contraire la connaissance «bâtarde» (par les sens) de la connaissance intellectuelle, laquelle était appelée par lui : connaissance «bien née», «légitime». Mais Démocrite ne soutient nullement que rien n’est certain. Et il n’y a dans sa démarche aucun «indifférentisme» épistémologique. Ce qu’il dit, c’est que des informations nous sont données par les sens, mais qu’il faut à partir d’un certain moment les mettre de côté, ou du moins ne plus se fonder sur elles seules, car la connaissance supérieure est la connaissance d’entendement. Un scientifique contemporain ne penserait pas
autrement : aussi s’agit-il ici, selon J. Salem, d’une position rationaliste et non pas d’un
«proto-scepticisme».
Psychologie.
La théorie de l’âme, la psychologie, est chez les Anciens (et a fortiori chez les atomistes) une partie de la physique. L’âme est constituée d’atomes sphériques, extrêmement mobiles, analogues à ceux du feu sensible. Réapprovisionnement régénérateur et déperdition en chaleur vitale se font par la respiration (inspiration/expiration). Des atomes de feu sont présents, un peu partout dans la nature. Et tout dans cette nature a une âme en quelque façon, ou de moins des éléments d’âme (Démocrite eut même une postérité alchimique qui put prendre prétexte de cette dernière théorie). L’organisme humain serait composé pour moitié
de tels sphéroïdes, de tels atome ignés, susceptibles de se faufiler partout à très grande vitesse, l’autre part étant celle des atomes aux fonctions purement somatiques, des atomes ne participant pas à la formation de la pensée, de la sensibilité ou des émotions.
Lucrèce a rejeté cette théorie démocritéenne selon laquelle les atomes du corps alterneraient un à un avec ceux de l ‘âme (structure en damier). Selon les épicuriens, les éléments de l’âme, quoique disséminés dans l’ensemble de notre corps, sont en proportion nettement moindre
(cf. De la nature, chant III, vers 370-395).
Médecine.
Pour ce qui est de la médicine les thèses démocritéennes recoupent exactement celles de trois traités hippocratique importants : De la Génération, De la Nature de l’enfant, Maladies IV.
1°/ Il existe une semence chez la femme ;
2°/ la semence provient de toutes les parties du corps («pangenèse» du sperme) ;
3°/ les caractères du rejeton procèdent des deux parents et son fixés au terme d’une lutte, qui intervient dans la matrice de la mère (c’est là la théorie dite de l’épicratie).
– Dans sa Génération des Animaux, Aristote rejette d’ailleurs systématiquement toutes ces thèses, en les combattant une par une (la femme ne fournissant que la matière ne participe pas vraiment, selon lui, à la génération de son propre enfant; si tout s’effectuait de façon optimale, l’homme engendrerait d’après les principes d’Aristote un rejeton mâle absolument identique à
lui- même !).
Anthropologie.
- Il ne faut pas croire Hésiode ni les mythes lorsqu’ils prétendent que les premiers hommes ont vécu dans un «âge d’or» initial, âge d’or qu’aurait suivi une décadence continue. Il y a chez Démocrite, à l’inverse, les élé-ments d’une théorie du progrès : les hommes ont commencé par vivre dispersés et à la manière des bêtes fauves ; peu à peu, en reconnaissant qu’ils avaient une même forme, en entrevoyant que l’union fait la force, ils ont formé des sociétés politiques.
La ressemblance qui est dans les choses inanimées ou dans les êtres animés est au principe de leur rassemblement provisoire. Si vous remuez légèrement un tamis dans lequel vous aurez d’abord laissé tomber quelques graines au hasard (graines de blé, lentilles, etc.) ou si vous observez la disposition des galets sur une plage, vous constaterez que dans la nature, en vertu d’un principe purement mécanique, tout ce qui se ressemble s’assemble : les graines de même forme rejoindront les graines de forme identique ; les galets ronds– du fait du mouvement toujours recommencé de la vague – se retrouveront disposés sur une même ligne que
les galets ronds, et ainsi pour les autres formes (galets allongés, etc.). Il en va de même, on
l’a vu, au sein du tourbillon constitutif de chaque monde : les petits atomes se rejoignent et tendent vers la périphérie du monde qui se forme ; les plus gros vont au contraire vers le centre et y forment une terre solide et compacte.
Or une société humaine ne s’agrège ni ne s’organise autrement. Là encore, comme c’est aussi le cas chez les animaux sociaux (grues, colombes, etc.), qui se ressemble s’assemble. Aucune téléologie, aucune providence, aucun dieu bienveillant n’intervient dans ces processus (voyez le fragment Diels B 164).
- Démocrite était-il donc athée ? Oui, serait-on tenté de répondre. Un de ses disciples fut d’ailleurs surnommé Diagoras l’Athée. Certains fragments font état d’«images» des dieux.
S’agit-il d’images de la réalité divine ou d’images dont les hommes ont cru qu’elles émanent des dieux ? Il semble bien que les images (simulacres) des dieux constituent chez Démocrite toute
la réalité des dieux. – La croyance religieuse et l’inspiration poétique peuvent être expliquées
en effet par la seule théorie des images. Les hommes ont placé un dieu derrière chacun des phénomènes naturels qui les effrayaient ou les fascinaient (Diels A 75). Et comme tout est
plein d’images, le poète peut être défini comme un homme particulièrement sensible,
hyper-esthétique, qui est impressionné, visité, ballotté et beaucoup plus vite «chaviré» que
ses congénères par l’incessant afflux des simulacres dont, tous, nous sommes environnés. Aussi, comme en écho, le poète restitue-t-il par des mots harmonieusement assemblés cette foule d’images qui viennent le frapper et résonnent en lui plus aisément que chez tous les autres.
Éthique.
On connaît beaucoup mieux l'éthique épicurienne que celle de Démocrite et il est difficile de déterminer exactement la valeur des témoignages qui nous restent sur ce sujet. L’«euthymie» (eu=bien ; thumos=le cœur) est en tous les cas le concept central des pensées morales de Démocrite: ce mot désigne la tranquillité de l’âme qui est associée à un état stable et resserré des atomes qui composent celle-ci. Cet état de bien être (eu-estô) a pour corollaire une fermeté (athambiè) affranchie de toute crainte. Démocrite enseignait probablement que le plaisir est le signe du bien, mais non pas nécessairement le bien, et il professait sans
doute une éthique fondant principalement la sagesse sur la compréhension de la nécessité de toutes choses.
Sur ces deux chapitres, les épicuriens – qui soutiendront que le plaisir est le critère absolu du bien et qui tenteront de faire une beaucoup plus grande place à la liberté – s’opposent nettement à Démocrite .
Légendes.
Certains des lettres fictives de la Pseudepigrapha hippocratique (1er s. ap. J. -C.) racontent que le médecin Hippocrate se rend à Abdère afin d’y soigner le sage Démocrite. Car ses concitoyens, les Abdéritains, le tiennent pour fou. Démocrite lui explique qu’il ne rit pas de deux sorte d’événements, mais d’une seule réalité qui est… la folie humaine. Hippocrate comprend alors que Démocrite n’est pas fou, mais manifeste un excès de science : il devient en quelque façon le patient de son patient, et Démocrite devient médecin de l’âme d’Hippocrate… Ce Democritus ridens («Démocrite rieur») est sans nul doute une création de l’école cynique,
car on lui fait revisiter, dans ces curieuses lettres, bien des thèmes issus de l’enseignement des Cyniques.
Un topos (un cliché) associera par la suite ce Démocrite qui rit de la folie des hommes à Héraclite qui, lui, aurait eu coutume de la déplorer, et même d’en pleurer.
Épicure – Lucrèce - Une éthique d'extrême urgence
Épicure, qui fonda l’École du Jardin (en 306 av. J.- C.) et Lucrèce (environ 95-50 av. J. – C.) ont tous deux vécu durant des époques de crises et de bouleversements qui font penser par beaucoup d’aspects à la nôtre. Philippe de Macédoine, un «barbare» domine la Grèce à dater
de 338 av. J.-C. Alexandre, son fils, conquiert àpeu près tout le monde connu, Chine exceptée. Mille ans après, le Coran (Chapitre 1 évoquera encore cette invraisemblable conquête en affirmant qu’Alexandre a reçu d’Allah le pouvoir d’atteindre aux limites du monde.
La mort de ce même Alexandre et la rapide désagrégation de son empire éphémère provoquèrent un effondrement, une katastroïca dont Épicure a été le témoin. Les anciens généraux d’Alexandre se disputaient les immenses dépouilles (Perse, Égypte, Grèce, etc.) de l’empire «mondial» qu’avait édifié leur chef. Ce fut à Athènes une époque bénie pour les soudards, les imposteurs, les démagogues.
Rome, dans la première moitié du 1er s. av. J.-C. fut, elle aussi, agitée de violentes convulsions: soulèvements en Italie (guerre dite «sociale»), guerre en Asie, coups de force de Marius, tyrannie de Sylla, révolte de Spartacus, agitation de Catilina, rivalités entre triumvirs. La République sera bientôt définitivement abattue: dès 31 av. J.-C., Octave, de fait, sera le seul maître .
- Aussi, dès le IIIe s. av. J.-C., la philosophie (celle des Cyniques, des Cyrénaïques, des Sceptiques, des Stoïciens, des Épicuriens) devint-elle l’art de vivre – de vivre heureux malgré les coups du sort et l’incertitude du lendemain. Et l’éthique passa du même coup au premier
plan des préoccupations des philosophes : on ne se soucia plus guère d’encyclopédisme. Il ne s’agissait plus de philosopher après avoir parcouru un long cursus d’études érudites tel que Platon l’avait décrit dans sa République (géométrie, astronomie, etc.). Pour Épicure, il faut philosopher toutes affaires cessantes, car c’est une question d’extrême urgence que celle de
la santé de l’âme. Or nous sommes taraudés par la peur de la mort, la peur des dieux, etc.
La physique des atomes est, selon les épicuriens, absolument vraie (elle n’est pas vraie parce que libératrice : elle est au contraire libératrice parce que vraie). Son principal intérêt n’en réside pas moins dans ce fait qu’elle est une connaissance qui procure la paix de l’âme, l’ataraxie. A l’écart de l’agitation politique, le sage a la satisfaction, non pas de voir souffrir ses semblables, mais, par comparaison, de ne pas souffrir de leurs maux (cf. LUCRÈCE, début du Chant II), Les épicuriens font ainsi du désengagement une vertu (« Vis caché »), et de la vertu l’objet d’un très prudent calcul (voyez le début de la Maxime fondamentale V d’Épicure :
«Il n’est pas possible de vivre heureux sans être sage, honnête et juste…».
Hédonisme
Dans la doctrine épicurienne, la notion chrétienne ou plus généralement religieuse de péché paraît strictement impensable. Si les débauchés n'étaient pas inquiets au sujet de la mort et des dieux, s’ils n'avaient pas de petits matins tristes, s’ils connaissaient la limite des désirs, il conviendrait de vivre comme eux. La «dynamite théorique» que renferme l’épicurisme, sa dimension blasphématoire, réside précisément dans cette simple tautologie : le plaisir, c’est toujours du plaisir!. Et il n’est pas de bien ni de bonheur possibles en dehors du plaisir.
Un calcul rationnel, une prévision métriopathique (métriopathie = calcul des plaisirs et des peines) fait comprendre à tout homme prudent qu’il sera plus en sécurité dans l’amitié que dans l’amour-passion (l’amour exclusif entraîne en effet jalousie, suspicion et souffrance). Autre exemple : un calcul somme toute analogue aura tôt fait de nous faire comprendre qu’une vie simple, à l’écart de la foule, est au bout du compte plus plaisante que la course aux honneurs (car si l’exercice du pouvoir procure incontestablement du plaisir, ce plaisir n’est toutefois jamais sûr et il est sans cesse entrecoupé par des craintes et par des incertitudes très cruelles touchant les intentions véritables de ceux qui passent pour être nos meilleurs amis). – Ainsi certains types de plaisir et certains rythmes du plaisir sont-ils préférables à d’autres, mais le plaisir n’est jamais condamné.
«Vie cachée» de Lucrèce.
Lucrèce se dit strictement fidèle à la doctrine d'Épicure (cf. le début du Chant III).
On ne sait rien de sa vie. Cicéron ne le mentionne jamais dans les textes destinés à la publication; mais – fait étrange - il en parle avec admiration dans une lettre privée, destinée à son frère Quintus. Une notice tardive nous dit que Cicéron aurait corrigé, ou peut-être même édite (?)
le poème de Lucrèce. Selon saint Jérôme, Lucrèce se serait suicidé après avoir avalé un philtre d’amour et aurait écrit son poème pendant ses «intervalles de lucidité» (autre anecdote
fort discutable : Démocrite, prétend un autre père de l’Église, se serait crevé les yeux afin d’échapper à la concupiscence que les femmes éveillaient en lui..).
Avant Lucrèce, il n'y eut guère en Italie que des épicuriens assez obscurs. Mais à l’époque même de Lucrèce (première moitié du 1er s. av. J. -C.) le philosophe épicurien Philodème vivait dans le Sud de l'Italie, écrivait comme tous les lettrés en grec, et faisait partie de la «clientèle» du beau-père de César. Et il semble que les épicuriens, quoique apolitiques en Grèce, eurent à Rome des représentants assez proches des populares (c.-à-d. de la «gauche» aristocratique). Mais la doctrine se diffusa bien au-delà de ce cercle étroit : Cicéron va jusqu’à dire que les épicuriens occupèrent toute l’Italie ! Lactance, père de l’Église, assure qu’ils avaient
même converti des ouvriers et des paysans. Un culte d’Épicure, dieu-sauveur qui guérit les maux de l’âme tout comme Esculape guérit ceux du corps, connut même un certain succès aux derniers temps de la République.
De rerum natura (De la nature des choses) : le poème de Lucrèce
Il faut entendre la technicité philosophique de Lucrèce sous la beauté de sa poésie.
- Les Chants I et II de son poème exposent les thèses majeures de l’atomisme épicurien et ils fourmillent d’exemples ou d’arguments très évocateurs et très convaincants. Ainsi, pour mieux établir l’existence des atomes insécables et imperceptibles, Lucrèce invoque-t-il ces statues de dieux, dont le pied a été usé peu à peu, car chaque fidèle, en y déposant un baiser, a érodé, usé leur matière. Sur le linge qui sèche au bord de la mer se déposent d’infimes grains de sel. Mille autres vérités, tirées de l‘expérience commune, suggèrent et confirment que le réel est constitué d’atomes se mouvant dans le vide immense. Comme Épicure, Lucrèce
procède presque invariablement par modus tollens (raisonnements de la forme : «si non-A, alors non-B ; or B ; donc A») : s’il n’y avait pas de vide, il n’y aurait pas de mouvement (imaginer avec Aristote ce que pourrait être le mouvement dans un univers plein est, on s’en doute, particulièrement difficile) ; or l’expérience atteste qu’il y a du mouvement ; donc il y a du vide.
- Les Chants III et IV traitent de l’âme. Elle est corporelle : elle est constituée, comme chez Démocrite et chez Épicure, de particules matérielles différant par leur finesse et leur forme presque sphérique de celles du corps organique qui l’abrite. Puisqu’elle est une partie du corps, l’âme, nécessairement, est mortelle. Le poète romain, ici comme ailleurs, est strictement fidèle
à Épicure : toute sensation et toute douleur disparaissant dans la mort, la mort ne serait donc pas à craindre. À ce sujet, Lucrèce fait intervenir des arguments complémentaires :
1°/ le passé est le miroir de l’avenir (rien ne nous a touché de ce qui est arrivé avant notre naissance; pourquoi donc serions-nous affectés par ce qui surviendra après notre mort ?)
2°/ s’il y a renaissance et re-combinaison des atomes constituant notre corps, nous ne nous souviendrons de rien car il y aura eu rupture dans la chaîne de nos souvenirs.
3°/ les craintes touchant la privation de sépulture sont absurdes : celui qui tremble en se représentant déjà le démembrement de son cadavre par les bêtes fauves se projette en imagination à côté de son propre corps mort ; il se dédouble et il suppose à son insu
(inscius ipse), non sans une certaine mauvaise foi, qu’il survivra quelque chose de lui dans la mort ; etc.
Le Chant IV porte d’abord sur la perception visuelle, sur les simulacres comme transferts
partiels et instantanés des objets en moi. Les sensations sont toujours vraies, donc incontestables (Lucrèce tente assez péniblement d’expliquer comment et pourquoi une même tour est carrée vue de près et ronde vue de loin, l’erreur pouvant se loger dans le jugement
que l’on porte sur la sensation mais jamais, selon les épicuriens, dans la sensation elle-même). En vérité, tous les sens, chez ces philosophes, sont des modalités du toucher.
Le Chant IV examine ensuite le rêve et l’illusion et en vient assez subtilement à rendre compte des rêves érotiques des adolescents et des illusions de l’amour-passion (l’amour de l’amoureux transi étant, tout compte fait, un rêve éveillé). L’épicurien cultivera plutôt la Vénus des rencontres (volgivaga Venus) et prendra les plaisirs de l’amour «charnel» sans en payer par surcroît la rançon (soucis de la passion amoureuse).
Les Chants V et VI, enfin, portent sur la formation de notre monde et proposent une histoire des débuts de l’humanité fort proche de celle de Démocrite (les premiers hommes vivaient comme des bêtes sauvages ; grâce aux techniques qu’ils mirent en œuvre – agriculture, métallurgie, etc. -, ils acquirent peu à peu des commodités nouvelles, mais tout progrès fait faire à celui qui en jouit un pas en avant dans le bien et, tout en même temps, un pas en avant dans le mal : ainsi le travail du fer servit-il à forger les outils du temps de paix mais aussi à accélérer les carnages). Les hommes n’inventent jamais qu’en imitant ce qu’ils découvrent
(le tissage et l’architecture imitent respectivement les opérations de l’araignée et de l’hirondelle; le feu, comme on l’a dit, reproduit l’effet de l’éclair ou bien celui qui résulte du frottement des branches sous l’effet du vent).
Il est à noter que Lucrèce, s’il ne contredit jamais son modèle, exprime tout de même parfois
– et notamment dans ces deux derniers chants – une tristesse ignorée d’Épicure.
Le Chant VI, qui termine l’ouvrage, explique la production de météores (c.-à-d. de phénomènes
particulièrement inquiétants, qui favorisent aisément la superstition) : tonnerre, foudre, tremblements de terre, etc. Selon les épicuriens, il suffit dans ce genre de recherches de disposer d’hypothèses plausibles et compatibles avec l’atomistique. Point n’est besoin de parvenir à l’explication dans ce genre de questions de détail : UNE explication suffira, pourvu que le mythe et l’intervention des dieux soient exclus.
Le poème eût dû probablement se terminer d’une autre façon. Mais à la fin de ce Chant VI, Lucrèce se livre alors à une description apocalyptique d’une épidémie de peste qui avait sévi à Athènes, dans les années 430 av. J.-C.
Même s’il s’inspire de l’historien grec Thucydide qui avait déjà décrit ce fléau dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, Lucrèce (non sans noircir d’ailleurs systématiquement le tableau) surprend donc passablement son lecteur puisqu’il avait promis en commençant son poème de nous conduire, à l’imitation d’Épicure, vers un bonheur comparable à celui des dieux…
- Il faudrait enfin préciser que les épicuriens (et cela les distingue encore une fois de Démocrite) ont professé une assez bizarre théologie matérialiste. Les dieux existent, d’après eux, dans les «intermondes», sont faits d’atomes, ont forme humaine et ne s’occupent pas de nous.
Ces dieux sont les parfaits modèles du bonheur: et c’est sans doute ce qui rendit leur présence nécessaire dans le système épicurien. Selon les épicuriens, aucune idée ne peut «germer» à partir de rien, sans quelque base matérielle : ainsi, pour découvrir le feu, nos lointains ancêtres ont-ils dû observer qu’un coup de foudre avait embrasé la campagne ; ou bien ils auront
assisté à un incendie provoqué par le frottement de branches balancées sous l’effort des vents. Comment donc concevoir le bonheur si l’on ne peut jamais concevoir que ce qui existe déjà ?
– Réponse : le bonheur existe déjà, et c’est celui des dieux. Épicure, selon ses disciples, a mieux que tout autre décrit et commenté la condition de ces dieux que la religion populaire défigure, mais qui sont en fait des dieux fainéants, - qui sont, si l’on veut, trop épicuriens pour nous distribuer des bienfaits ou des châtiments.
Jean Salem a répondu aux questions de l'assistance.
- Q - Demande de précision sur l'atome de temps et les minima temporels
- R - Il convient de distinguer l’instant sensible (le laps de temps perçu comme indécomposable par moi qui perçois une image «globale» lorsque je regarde ce mur) et l’instant logique
(ce dernier est l’objet d’une connaissance rationnelle : c’est, si l’on veut, le temps correspondant à l’émission d’un seul simulacre, à l’émission de l’une seulement de ces fines pellicules qui se détachent sans cesse du mur). Lucrèce affirme donc que dans un instant sensible sont contenus beaucoup d’instants logiques (multa tempora latent). On pourrait dire de manière un peu plus moderne que si deux ou plusieurs stimuli visuels successifs ne sont séparés que par quelques millisecondes, ils nous sembleront parfaitement indistincts.
La théorie atomique semble ainsi conduire presque immanquablement à une théorie de l’atomicité du temps.
Certes l’«atome de temps» est une métaphore et ce genre d’«atome» n’a ni l’impénétrabilité ni les autres propriétés physiques de l’atome véritable, de l’atome de matière ! Mais il faut savoir que cette idée selon laquelle il existe des minima dans l’ordre du temps (des minima sensibles, vécus, et en deçà d’eux des minima encore plus petits que seule la raison peut atteindre) a souvent été avancée dans l’histoire de l’atomistique. Je pense aux Mottécallemîn, ces théologiens musulmans dont j’ai parlé tout à l’heure, ou encore à Nicolas d’Autrecourt qui, au XIVe siècle, s‘appuya sur la physique démocritéenne afin de critiquer le finalisme
aristotélicien : il semblerait bien, à les lire, que la philosophie des atomes implique presque comme sa conséquence nécessaire le dogme certes quelque peu étrange de l’atomicité du temps.
- Q - Quel est le statut de la poésie dans l'épicurisme ? Un poème peut-il être véritablement et sans contradiction épicurien ?
- R – Effectivement, le début du poème de Lucrèce est doublement paradoxal.
1/ D’abord parce que le poète y invoque Vénus, alors qu'il combat par ailleurs tous les mythes et répète (après Épicure) que les dieux ne se préoccupent pas de nous : s’ils le faisaient, s’ils nous envoyaient des gratifications ou des châtiments selon que nous leur consacrons ou non des offrandes, ils feraient alors étalage de faiblesse, d’asthénie comme l’écrit Épicure. Mais Vénus désigne en réalité la nature, l’ensemble des forces génésiques qui font que tous les êtres vivants courent tous ensemble au plaisir, notamment lorsque revient le printemps.
2°/ De plus, et c’est là le deuxième paradoxe, Épicure ne goûtait guère la poésie. Ce genre, pour sublime qu’il puisse être, se prête à toutes les exagérations, à toutes les demi-vérités : depuis Homère – et peut-être même par essence – la poésie accueille le mythe et les mensonges les plus éculés de la religion populaire en représentant les dieux, les héros, etc.,
de la façon la plus fausse.
Bien évidemment, la forme poétique se justifie chez Lucrèce au moins par sa fonction de vulgarisation : le doux «miel» de la poésie fera passer, prétend-il lui-même, l’austère vérité philosophique – un peu comme les médecins, afin de faire absorber aux enfants un remède amer, enduisent de miel les bords de la coupe contenant le médicament (cf. LUCRÈCE, De la nature, chant 1, vers 931-950).
- Q - Demande de précision sur la formule épicurienne: "la mort n'est rien pour nous".
- R – Cette formule apparaît à trois reprises dans la Lettre à Ménécée d'Épicure. "La mort n'est rien pros hèmas", dit le grec (Lucrèce traduit : ad nos).- Cette formule peut être interprétée et traduite de plusieurs façons :
1°/ «la mort n’est rien pour nous» : -la mort ne nous concerne en rien, il ne nous est aucunement utile, il n’est pas dans notre intérêt de nous en préoccuper (une telle traduction insiste sur l’aspect utilitariste de l’épicurisme)
2°/ d’aucuns traduisent aussi : «la mort n’est rien par rapport à nous» ; la mort n’a aucune signification pour nous ; craindre la mort, autrement dit, c’est craindre un mot (une telle traduction met donc l’accent sur le nominalisme épicurien, sur la critique de l’abus des mots);
3°/ «la mort ne nous touche en rien», peut-on dire enfin pour traduire cette formule célèbre; tant que nous sommes en vie, nous ne tâtons aucunement de la mort, nous n’éprouvons aucun contact avec elle: et l’on insiste alors davantage sur le «sensualisme» d’Épicure.
L’âme est mortelle; donc la mort n’est rien pour nous», ose écrire Lucrèce (De la nature, III, 830), qui imite ici ce passage particulièrement fameux d’Épicure (Lettre à Ménécée, § 124-125) : «Celui des maux qui fait frémir n’est rien pour nous puisque tant que nous sommes, la mort n’est pas là, et, quand la mort est là, nous ne sommes plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, puisque, pour les uns, elle n’est pas, et que les autres ne sont plus».
Pierre Bayle remarquera dans son Dictionnaire historique et critique (1695-97) dans l’article «Lucrèce», que cet argument permet certes de réduire à néant la crainte des châtiments infernaux, mais qu’il est d’une efficacité plus douteuse en ce qui concerne la crainte du néant éternel : si l’on est content d’être en vie, le souhait de continuer à vivre indéfiniment semble légitime et irréductible, dicté par le simple instinct de conservation. Certes, André Gide a pu écrire dans Les nouvelles nourritures (1935) que nos plaisirs ne seraient pas si intenses s’ils ne se détachaient pas sur le fond obscur dela mort: mais cette «consolation» n’est peut-être pas suffisante, elle non plus !
- Q - Demande de précision sur la conception épicurienne de la limitation des désirs et de l'illimité.
- R - Le désir n'est pas le plaisir. Le plaisir c'est toujours le plaisir (c’est le principe et fin de la vie heureuse, déclare Épicure). Ce dont les épicuriens ont proposé une classification, ce sont les désirs. Les désirs non pathogènes (c’est-à-dire les désirs naturels) se reconnaissent à ce qu’ils sont limités ; ils ne sont pas infinis, ils ont un terme assignable. Tout désir qui ne peut être satisfait, qui est dépourvu de bornes, est un désir non-naturel et rend nécessairement malheureux celui qui l’éprouve. De même que la beauté d’un morceau de musique ne dépend pas de sa longueur, de même la vie du sage, malgré sa brièveté, n’est pas qualitativement inférieure à celle d’un dieu ; en vivant indéfiniment, on ne prendrait pas un meilleur (ni même un plus grand) plaisir, selon Épicure. Le vieillard qui a su saisir les plaisirs a fait en quelque sorte le tour de tout ce que la vie peut offrir. L’épicurien ne dit donc pas qu’il est content de devoir mourir (!), mais qu’on pourra mourir content (au sens du XVIIe siècle –c’est-à-dire: satisfait, repu) si nous avons su goûter au plaisir que constitue le seul fait de vivre, si nous n’avons pas laissé notre vie «s’échapper incomplète et sans joie» (LUCRÈCE, De la nature, III, 958). Animaux et petits enfants le démontrent suffisamment : «tout être animé, dès sa naissance, recherche le plaisir et s’y complaît comme dans le plus grand des biens ; il déteste la douleur, comme le plus grand des maux et, dans la mesure de ses forces, il s’éloigne d’elle» (d’après CICERON, Des fins, I, IX, 71).
Épicure prétend en outre que les longues douleurs sont supportable et que les douleurs insupportables sont brèves, car si elles sont véritablement trop intenses… l’individu meurt
sur-le-champ et sa douleur disparaît avec lui de la façon la plus radicale.
- Q - Les épicuriens ne réduisent-ils pas le désir au besoin ?
- R – Assurément : pour eux désir=besoin de plaisir. Voilà une affirmation très matérialiste qui, selon Jean Salem, «passe» certainement «mieux la rampe» que la rude élimination du souci touchant notre inéluctable et prochain retour au néant («la mort n’est rien pour nous»).
S’il est vrai que l’assimilation pure et simple du désir au besoin peut choquer, c’est peut-être surtout, conclut J. Salem, parce qu’elle laisse entendre que l’homme, pour parler avec Maupassant, « est une bête à peine supérieure aux autres».
Pour aller plus loin
Date de dernière mise à jour : 31/10/2018