L'Abbaye de Thélème, Rabelais
Etude d'une utopie : l'Abbaye de ThélèmeObjectifsNotre collègue du lycée Charles de Foucauld, Gabriel Zimmermann, nous propose une séance de travail autour de l'Abbaye de Thélème dans le Gargantua, traitée pour le programme de Lettres en TL 2011-2012. Plan de la synthèseI/ Sa place dans l’œuvreII/ Ses caractéristiquesA/ Une liberté radicale et généreuse B/ Une élite ? C/ Une abbaye subversive D/ Une double énigme En guise de conclusion…
DescriptionI/ Sa place dans l’œuvre- Au terme du roman, après l’unanime victoire de l’armée de Gargantua contre la clique de mercenaires et de pillards agissant pour Picrochole. - La création de l’abbaye s’étend sur plusieurs chapitres (chapitres 50 à 55 inclus), ce qui témoigne de la minutie avec laquelle Alcofribas dépeint celle-ci. De même, il évoque avec détail les principes qui régissent l’admission des Thélémites, à tel point qu’on remarque des récurrences au fil des chapitres. - L’utopie de Thélème apparaît comme un achèvement, un point final donné à la narration rabelaisienne. Par conséquent, elle occupe une place emblématique dans le roman, même si elle laisse le lecteur sur de nombreux possibles interprétatifs. Ainsi, il conviendra de s’interroger sur les significations que l’auteur lui assigne, tout en admettant les difficultés et les contradictions qu’elle fait surgir. II/ Ses caractéristiquesA/ Une liberté radicale et généreuse- Elle constitue un idéal de liberté (la devise qui illustre le modus vivendi des Thélémites : « Fais ce que tu voudras ») qui est subordonnée à un intérêt collectif. Ici, Rabelais esquisse le tableau d’une communauté unie dans une quête fructueuse et convergente du bonheur. Cette liberté va de pair avec une vertu naturelle, c’est-à-dire qu’elle ne consiste pas en un chaos de volontés individuelles; au contraire, elle incite l’individu au bien (page 425 : « parce que les gens libres, bien nés et bien éduqués, vivant en bonne compagnie, ont par nature un instinct, un aiguillon qui les pousse toujours à la vertu »). Cependant, cette liberté évolue et, peu à peu, des règles y sont instaurées (page 419 : « au début de la fondation, les dames s’habillaient selon leur plaisir et leur libre choix. Par la suite, elles reçurent la règle suivante »). - La journée s’organise autour du libre arbitre de chaque membre (page 425 : « ils se levaient quand bon leur semblait »; «nul ne les réveillait, nul ne les contraignait à boire, à manger, ni à faire quoi que ce soit »). Là encore, le bonheur individuel et le bonheur collectif sont identiques puisque la joie d’un individu exhorte les autres Thélémites à chercher une joie semblable (page 427 : « c’est cette liberté même qui les poussa à une louable émulation : faire tous ce qu’ils voyaient faire plaisir à un seul »). - Cette liberté s’exprime jusque dans la possibilité de quitter l’abbaye (page 399, « on décréta qu’aussi bien les hommes que les femmes qui y seraient accueillis en sortiraient quand bon leur semblerait, librement et entièrement » ; page 427, « il emmenait avec lui une des dames […] et ils se mariaient »). B/ Une élite ?- L’abbaye regroupe des gens « bien nés, bien éduqués » qui sont spontanément portés à faire le bien autour d’eux, ce qui met en conformité leur vertu humaniste et l’étymologie grecque du nom qu’elle porte. Ainsi, elle incarne une « utopie aristocratique » dans la mesure où seuls les êtres bien portants y sont admis, comme l’indique l’inscription versifiée place sur la grande porte de l’abbaye (« Ici n’entrez pas […] vieux papelards, souffreteux, boursouflés […] mendiants, cagots […] gueux déguisés »). Précédemment, le narrateur énonce explicitement cette exigence (« on décida qu’on n’accepterait là que des femmes belles, bien formées et bien nées; et les hommes beaux, bien formés et bien nés »). - Les références architecturales mettent en relief l’élégance, la somptuosité et la vastitude de l’abbaye (page 415, « merveilleux bains à trois étages », « le long de la rivière il y avait le beau jardin d’agrément et en son centre un beau labyrinthe », « un beau corset de belle faille de soie »). De nombreuses pierres précieuses ainsi que des étoffes prestigieuses y sont mentionnées (« albâtre », « calcédoine », « porphyre », « miroir de cristal », « enchâssé d’or fin et garni de perles », « des bas teints d’écarlate », « soie », « taffetas », « satin rouge »). - Les activités pratiquées y sont nombreuses et variées (cf l’éducation humaniste prodiguée par Ponocrates à Gargantua : page 427, « il n’y avait parmi eux homme ni femme qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments de musique, parler cinq ou six langues et y composer, tant en vers qu’en prose »). Elles se font de manière harmonieuse et collective, sans que quiconque soit lésé au cours d’une d’entre elles (page 427, « les dames […] portaient sur leur poing joliment gantelé un épervier […] les hommes portaient les autres oiseaux »). C/ Une abbaye subversiveLe modèle de l’abbaye contrecarre le rigorisme de la vie monacale. Par conséquent, le lecteur doit se livrer à une double lecture, où la description plaisante permet, en contrepoint, de dénoncer l’étroitesse des préceptes et des ordres auxquels les hommes d’Eglise sont soumis. - L’abbaye est mixte (page 399, « on décida que les femmes ne seraient là que si les hommes y étaient et les hommes que s’il y avait les femmes ») - elle rejette les trois vœux de chasteté, pauvreté et obéissance (page 399) - le mariage y est légalisé, contrairement à ce que le narrateur désigne comme une « habitude » - les membres de Thélème peuvent sortir à leur gré de l’abbaye, ce qui s’oppose aux contraintes édictées par la vie monastique. D/ Une double énigmeLe long texte versifié qui jalonne le dernier chapitre et qu’on peut interpréter comme une réécriture parodique de L’apocalypse de Jean de Patmos ou comme une analogie plaisante, voire bouffonne avec le jeu de paume, se double d’une autre énigme : l’abbaye de Thélème elle-même, car le lecteur ne voit pas « évoluer » les personnages. Elle demeure une abstraction narrative, pareille à un moule ou un réceptacle social et métaphysique qui n’est pas mis à l’épreuve d’un quotidien ni des implications d’un tel mode de vie. Enfin, on s’étonne que les cuisines soient absentes de la description. Lieu où s’incarnent le plaisir de vivre, la bonne chère si souvent revendiquée par le narrateur et vécue par le narrateur, elles ne sont pas évoquées par le narrateur. En guise de conclusion…Il convient d’insister sur l’ambiguïté radicale de ce modèle que Rabelais nous offre dans l’excipit de son roman (collision entre les pédagogies humaniste et scolastique; élitismes social et physique qui règnent au sein de l’abbaye et qui surprennent de la part d’un auteur qui voue une admiration à Erasme de Rotterdam et à la pensée cosmopolite de ce dernier; modèle provisoire puisque Frère Jean la quitte dans Le tiers Livre).
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Date de dernière mise à jour : 26/07/2021