Bac 2003, sujets séries ES et S, le biographique, Pierre Loti, Fantôme d'Orient
SÉRIES S - ES
Objet d'étude : Le biographique.
Texte
:
Pierre Loti : Fantôme d'Orient (1891).
[A la veille de son
départ pour Stamboul (Istanbul) où il n'est pas revenu depuis dix ans, Loti
s'inquiète et rêve de ce "retour" : autrefois il y a connu une femme dont il a
raconté l'histoire dans un de ses livres : Aziyadé.]
Pour le relire,
pendant cette soirée d'attente, je vais chercher avec crainte un livre
qu'autrefois j'ai publié, par besoin déjà de chanter mon mal, de le crier bien
fort aux passants quelconques du chemin, et que, depuis le jour où il a paru, je
n'ai plus jamais osé ouvrir. Pauvre petit livre, très gauchement composé, je
pense, mais où j'avais mis toute mon âme d'alors, mon âme en déroute et prise
des premiers vertiges mortels, ne pensant pas du reste que je continuerais
d'écrire et qu'on saurait plus tard qui était l'auteur anonyme d'Aziyadé
(Aziyadé, un nom de femme turque inventé par moi pour remplacer le véritable qui
était plus joli et plus doux, mais que je ne voulais pas dire).
Avec
recueillement, comme si je regardais dans une tombe en soulevant la dalle
funéraire, je commence à tourner ces pages oubliées, étonnantes pour moi-même
qui les ai jadis écrites.
Des enfantillages d'abord qui me font sourire. Un
certain Loti de convention, auquel je m'imaginais ressembler. Et puis, çà et là,
des bravades, des blasphèmes ; les uns banals et ressassés dont j'ai pitié ; les
autres, si désespérés et si ardents, que c'étaient encore des prières. Oh ! le
temps jeune, où je pouvais blasphémer et prier !...
Mais tout l'inexprimé
qui dormait entre les lignes, entre les mots impuissants et sourds, s'éveille
peu à peu, sort de la longue nuit où je l'avais laissé s'évanouir. Ils me
réapparaissent, ces insondables dessous de ma vie, de mon amour d'alors, sans
lesquels du reste il n'y aurait eu ni charme profond ni intime angoisse. De
temps à autre, pour un souvenir, pour une souffrance que ce livre évoque, je
sens cette sorte de secousse glacée ou de frisson d'âme, qui vient des grands
abîmes entrevus, des grands mystères effleurés. Mystères de préexistences, ou de
je ne sais quoi d'autre ne pouvant même pas être vaguement formulé. Pourquoi
l'impression, tout à coup retrouvée, d'un rayon de la lune de mai sur cette
campagne pierreuse de Salonique1 où commença notre histoire, suffit-elle à me
donner ce frisson-là ? Ou bien la vision d'un soleil de soir d'hiver, entrant
dans notre logis clandestin d'Eyoub1 ? Ou bien une phrase dite par elle, qui me
revient, avec les intonations de la langue turque et le son de sa jeune voix
grave ? Ou tout simplement encore l'ombre de tel grand mur désolé, jetant sur un
coin de rue solitaire l'oppression d'une mosquée voisine ? Ces si petites
choses, à peine saisissables, à peine existantes, à quoi donc sont-elles liées
dans les tréfonds inconnus de l'âme humaine, à quoi d'antérieur vont-elles se
rattacher, à quelles aventures mortes, à quelle poussière encore souffrante,
pour faire ainsi frémir ? Et surtout pourquoi éprouve-t-on ces étranges chocs de
rappel, uniquement lorsqu'il s'agit de pays, de lieux ou de temps, que l'amour a
touchés avec sa baguette de délicieuse et mortelle magie ?
Beaucoup de
feuillets que je tourne vite, sans même les parcourir : eux où j'avais arrangé,
changé les faits avec plus ou moins de maladresse, pour les besoins du livre ou
pour mieux dérouter des recherches indiscrètes. Puis voici nos derniers jours
d'Eyoub, avec le déchirement du départ, tandis que le printemps revenait une
fois de plus sur le vieux Stamboul, semant par les rues tristes les fleurs
blanches des amandiers.
Et maintenant, la fin, tout ce passage imaginaire
d'Azraël2 que j'avais ajouté, non pas seulement parce qu'il me semblait, avec
mes idées d'alors sur les histoires écrites, qu'un dénouement était nécessaire,
mais bien plutôt parce que j'avais ardemment rêvé, pour nous deux, de finir
ainsi. Oh ! je me rappelle, je l'avais composé de mes larmes et de mon sang, ce
dénouement-là, et, bien qu'il soit inventé, il a été si près d'être véritable,
que je le relis ce soir, après tant d'années, avec un trouble que je n'attendais
plus, un peu comme on relirait, outre-tombe, la page suprême du journal de la
vie.
Eh bien ! la vraie fin reste mystérieuse encore, et je tremble en
songeant que je la connaîtrai bientôt, que je pars demain pour aller remuer
là-bas toute cette cendre.
Quant à la vraie suite, tout simplement la voici
: Non, je ne sais plus rien d'elle. Je ne base sur rien cette conviction, à la
fois douce et infiniment désolée, que j'ai de sa mort. Peu à peu, notre histoire
d'amour s'est arrêtée, mais sans solution précise ; notre histoire à deux s'est
perdue, mais sans finir.
Les rares petites lettres qui, les premiers temps,
malgré les farouches surveillances, à travers mille difficultés, m'arrivaient
encore, ont cessé, depuis sept ans bientôt, de m'apporter leur plainte étouffée.
Finies aussi, les lettres d'Achmet3, et finies d'une façon inquiétante :
devenues d'abord singulières, invraisemblables, avec des confusions de noms et
de personnes que lui-même n'aurait jamais faites, avec une persistance à ne
jamais me parler d'elle, - tellement que je n'ai plus osé questionner, ni même
répondre, dans la crainte de pièges tendus, de mains étrangères interceptant nos
secrets.
Et comment, à distance, déchiffrer cette énigme ; quel ami assez
dévoué, assez habile et assez sûr charger de telles recherches, à Stamboul,
derrière les grillages des harems... D'année en année, du reste, j'espérais
revenir, - et au contraire les hasards de ma vie me conduisaient ailleurs, en
Afrique, en Chine, toujours plus loin... Alors peu à peu une sorte d'apaisement
de ces souvenirs se faisaient en moi même, sans que je fusse tout à fait
coupable ; ils se décoloraient comme sous de la poussière, sous de la cendre de
sépulcre4.
Les nuits seulement, pendant les lucidités du rêve, je
retrouvais, sous une forme continuellement la même, mes regrets inatténués ;
toujours ces imaginaires retours dans un Stamboul aux dômes trop hauts et trop
sombres profilés sur un grand ciel mort ; toujours ces courses anxieuses,
arrêtées malgré moi par des inerties insurmontables et n'aboutissant pas ; et,
pour finir, toujours ce réveil, à l'heure supposée de l'appareillage, avec
l'angoisse et le remords d'avoir gaspillé les instants rares qui auraient dû me
suffire pour arriver jusqu'à elle.
Oh ! l'étrange Stamboul, l'oppressante
ville spectrale que j'ai vue dans mes nuits ! Quelquefois elle restait
lointaine, montrant seulement à l'horizon sa silhouette ; sur quelques plages
désertes, je débarquais au crépuscule, apercevant là-bas, les minarets et les
dômes ; à travers des landes funèbres, semées de tombes, je prenais ma course
alourdie par le sommeil ; ou bien c'était dans des marécages, et les joncs, les
iris, toutes les plantes de l'eau retardaient ma course, se nouaient autour de
moi, m'enlaçaient d'entraves. Et l'heure passait, et je n'avançais pas.
D'autres fois, mon navire de rêve m'amenait jusqu'aux pieds de la ville
sainte ; c'était dans les rues, alors, que j'endurais le supplice de ne pas
arriver ; dans le dédale sombre et vide, je courais d'abord vers ce quartier
haut de Mehmed-Fatih qu'habitait son vieux maître ; puis, en route, me rappelant
tout à coup que je ne pouvais aller directement chez elle, j'hésitais, enfiévré,
pendant que les minutes fuyaient, ne sachant plus quel parti prendre pour
retrouver au moins quelqu'un de jadis connu qui me parlerait d'elle, qui saurait
me dire si elle était vivante encore et ce qu'elle était devenue, - ou bien si
elle était morte et dans quel cimetière on l'avait mise ; et mon temps se
passait en indécisions, en rencontres de gens pareils à des spectres, qui me
barraient le passage ; d'autres fois, je gaspillais à des bagatelles mes minutes
précieuses, m'attardant, comme au cours de mes promenades de jadis, à des bazars
d'armes, m'asseyant dans des cafés pour attendre des personnages que j'envoyais
chercher et qui n'arrivaient pas ; ou encore je me perdais, avec une intime
terreur, dans des quartiers inconnus et déserts, dans des rues de plus en plus
étroites m'emprisonnant comme des pièges au milieu d'une nuit profonde ; - et
pour finir, arrivait tout à coup l'heure, l'heure inexorable de l'appareillage,
avec l'excès d'inquiétude amenant le réveil. Dans ce rêve obsédant qui, depuis
ces dix années, m'est revenu tant de fois, m'est revenu chaque semaine, jamais,
jamais je n'ai revu, pas même défiguré ou mort, son jeune visage ; jamais je
n'ai obtenu, même d'un fantôme, une indication, si confuse qu'elle fût, sur sa
destinée...
1. nom de lieu.
2. Azraël, ange de la mort dans la
tradition musulmane. C'est le titre donné par Loti à la dernière partie de son
roman Aziyadé, celle où il fait mourir son personnage d'Aziyadé.
3. Achmet,
nom du serviteur de Pierre Loti.
4. tombeau.
I - Après avoir lu le texte, vous répondrez à la question suivante : (4 points)
En relisant Aziyadé, Pierre Loti souligne les relations complexes qu'il a établies
entre vécu et imaginaire. Vous préciserez en quelques lignes ce qui, selon lui,
relève dans cette œuvre du souvenir, de la transposition et de l'invention.
Il - Vous traiterez ensuite un des trois sujets suivants au choix : (16 points)
Dissertation :
Pierre Loti affirme avoir "inventé",
"ajouté", "arrangé", "changé les faits" pour les "besoins" de son livre.
Peut-on dire que toute œuvre biographique appelle nécessairement cette façon
de procéder ?
Vous répondrez en vous appuyant sur le texte qui vous est
proposé, ceux que vous avez étudiés en classe et vos lecture personnelles.
Commentaire :
Vous commenterez les deux derniers paragraphes de ce texte
depuis "Oh ! l'étrange Stamboul..." jusqu'à "...réveil" ().
Écriture
d’invention :
Loti est allé à Stamboul "remuer toute cette cendre..." (dans
"Eh bien ! [...] cette cendre.") à la recherche d'Aziyadé, sans aucun résultat.
Vous rédigerez l'extrait du journal de voyage qu'il a pu écrire sur le bateau du
retour, en confrontant ses rêves à la réalité.
Date de dernière mise à jour : 28/07/2021