Crébillon, les Egarements du coeur et de l'esprit, le personnage de roman du XVIIe à nos jours :
OBJET D’ÉTUDE : LE ROMAN
Le personnage de roman du XVIIe à nos jours
Construction du personnage à travers la variété des époques et des formes
Crébillon, Les Égarements du cœur et de l’esprit (1772).
Nouvellement entré dans le monde, le jeune Meilcour croise, dans le salon de sa mère, la marquise de Lursay, libertine et femme sur le retour, qui jette son dévolu sur le jeune homme. Si des rumeurs courent sur les mœurs de la marquise, rien n’a été prouvé cependant. Dans l’épisode qui précède, elle a donné rendez-vous à Meilcour chez elle, mais celui-ci, naïf, ne comprend pas le stratagème de la manipulatrice, et, occupé en pensée par une belle inconnue croisée à l’opéra, ne se rend que fort tard chez elle…
Enfin, je me déterminai à voir Madame de Lursay; mais ce fut si tard, que, ne m'attendant plus, elle avait pris le parti de recevoir les visites qui lui viendraient. En effet, j'y trouvai grand monde. Elle me reçut avec froideur, et sans presque lever ses yeux de dessus un métier sur lequel elle faisait de la tapisserie. De mon côté, les politesses ne furent pas vives, et, voyant qu'elle ne me disait mot, j'allai m'amuser à regarder jouer. Il n'y avait assurément rien de moins honnête que mon procédé; aussi me parut-il la fâcher vivement. Mais il m'importait peu qu'elle s'en offensât, pourvu que je ne la misse point à portée de me le dire. Son intention cependant n'était point de garder là-dessus le silence: l'insulte était trop vive. L'avoir fait attendre, arriver froidement sans m'excuser, sans paraître croire que j'en eusse besoin, n'avoir pas seulement remarqué qu'elle en était piqué! Était-il de crimes dont je ne fusse coupable? et encore étaient-ce tous crimes de sentiment. Elle attendit quelque temps que je revinsse à elle. Mais voyant qu'il n'en était pas question, elle se leva, et après quelques tours qu'elle fit dans l'appartement, elle vint enfin de mon côté. Elle s'était mise ce jour-là de façon à arrêter mes regards et mon cœur. Le déshabillé le plus noble et le plus galant ornait ses charmes; une coiffure négligée, peu de rouge, tout contribuait à lui donner un air plus tendre: enfin elle était dans cette parure où les femmes éblouissent moins les yeux, mais où elles surprennent plus les sens. Il fallait, puisqu'elle l'avait prise dans une occasion qu'elle regardait comme fort importante, que, par sa propre expérience, elle en connût tout le prix.
Sous prétexte de regarder le jeu, elle s'approcha de moi. Je ne l'avais pas encore bien considérée; je fus, malgré mes préjugés contre elle, surpris de sa beauté. Je ne sais quoi de si touchant et de si doux brillait dans ses yeux; ses grâces animées par le désir, et peut-être par la certitude de me plaire, avaient quelque chose de si vif que j'en fus ému. Je ne pus la regarder sans une sorte de complaisance que je n'avais jamais eue pour elle: aussi ne l'avais-je jamais vue comme je la voyais alors. Ce n'était plus cette physionomie sévère et composée avec laquelle elle m'avait effrayé tant de fois. C'était une femme sensible, qui consentait à le paraître, qui voulait toucher. Nos yeux se rencontrèrent: la langueur que je trouvai dans les siens fit passer jusque dans mon cœur le mouvement que ses charmes avaient fait naître, et dont le trouble semblait s'accroître à chaque instant. Quelques soupirs, qu'elle affectait de ne pousser qu'à demi, achevèrent de me confondre, et, dans ce dangereux moment, elle profita de tout l'amour que j'avais pour mon inconnue. Madame de Lursay avait trop d'expérience pour se méprendre à son ouvrage, et n'en pas profiter; et elle ne s'aperçut pas plutôt de l'impression qu'elle faisait sur moi, qu'en me regardant avec plus de tendresse qu'elle ne m'en avait encore exprimé, elle retourna à sa place. Sans réfléchir sur ce que je faisais, sans même que je pusse former une idée distincte, je la suivis. Elle s'était remise à sa tapisserie, et semblait en être si occupée que, quand je m'assis vis-à-vis elle, elle ne leva pas les yeux sur moi. J'attendis quelque temps qu'elle me parlât, mais voyant enfin qu'elle ne voulait pas rompre le silence:
" Ce travail vous occupe prodigieusement, Madame ", lui dis-je.
Elle reconnut au ton de ma voix combien j'étais ému, et, sans me répondre, elle me regarda en dessous: regard qui n'est pas le plus maladroit dont une femme puisse se servir, et qui en effet est décisif dans les occasions délicates.
" Vous n'êtes donc pas sortie aujourd'hui, continuai-je.
— Eh! mon Dieu non, reprit-elle d'un air fin. Il me semble même que je vous l'avais dit.
— Comment se peut-il donc, repartis-je, que je l'aie oublié?
— La chose ne vaut pas, répondit-elle, que vous vous en fassiez des reproches, et elle est par elle-même si indifférente, que j'avais oublié aussi que vous m'aviez promis de venir. Tant que vous ne me manquerez pas plus essentiellement, vous me trouverez toujours disposée à vous pardonner. Car nous nous serions peut-être trouvés seuls. Que nous serions-nous dit ? Savez-vous bien qu'un tête-à-tête est quelquefois encore plus embarrassant que scandaleux?
— Je ne sais, repris-je, mais, pour moi, je le souhaitais avec tant d'ardeur...
— Ah! finissons cette coquetterie, interrompit-elle: ou ne me parlez plus sur ce ton, ou soyez du moins d'accord avec vous-même. Ne sentez-vous pas que, de la chose du monde la plus simple vous en faites actuellement la plus ridicule! Comment pouvez-vous vous imaginer que je croie ce que vous me dites? Si vous aviez désiré de me voir, qui vous en empêchait?
— Moi-même, repris-je, qui crains de m'engager avec vous. Voyez cependant, comme je réussis, continuai-je, en lui prenant la main qu'elle avait sous le métier.
— Eh bien, me dit-elle, sans la retirer, et en souriant, que voulez-vous?
— Que vous me disiez que vous m'aimez.
— Mais quand je vous l'aurai dit, reprit-elle, j'en serai plus malheureuse, et je vous en verrai moins amoureux. Je ne veux vous rien dire: devinez-moi, si vous pouvez, ajouta-t-elle en me regardant fixement.
Date de dernière mise à jour : 31/07/2021