La Boétie, Discours de la servitude volontaire
Etienne de La Boétie-Discours de la servitude volontaire
Etienne de La Boétie Discours de la servitude volontaire (1576)-Texte complémentaire
Ce réquisitoire contre la tyrannie et notamment l’absolutisme, appelé aussi le Contr’un, propose à l’homme une sorte de cure de désintoxication pour qu’il se délivre de l’addiction à la servitude par la désobéissance passive laquelle, paradoxalement, doit rétablir une obéissance libre. Ecrit par Etienne de La Boétie alors qu’il n’avait que 18 ans, ce texte nous questionne sur la légitimité de toute autorité et essaie d’analyser les raisons de la soumission. C’est une réflexion libertaire –qui place la liberté en valeur suprême-. La Boétie associe, de façon paradoxale, le nom « servitude » et l’adjectif « volontaire ».
Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres (1) à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs (2) du larron (3)qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs pour qu’il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa luxure (4), vous nourrissez vos enfants pour qu’il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu’il les mène à la guerre, à la boucherie, qu’il les rende ministres de ses convoitises (5) et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la peine afin qu’il puisse se mignarder(6) dans ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus fort, et qu’il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir.
Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre.
La Boétie, extrait du Discours de la servitude volontaire
Genre du texte : déclamation. C’est un discours littéraire sur une thèse politique qui est mise à l’épreuve, « essayé » dans le sens montaignien.
Vocabulaire
1)opiniâtre : têtu, entêté, obstiné
2)receleur : personne coupable d’un recel (=vol, fraude, infraction)
3)larron : voleur. Les « receleurs du larron » signifie les «voleurs du voleur ».
4)Luxure : recherche déréglé des plaisirs sexuels. Péché de la chair. Il fait partie des 7 péchés capitaux avec la gourmandise, l’avarice, l’envie, l’orgueil, la paresse, la colère.
Synonyme : lubricité
Antonyme : chasteté, pureté.
5)convoitise : désir de posséder une chose qui appartient à autrui, envie.
6)mignarder : qui se montre gracieux, joli, délicat.
Recherches préliminaires
1)Qui est La Boétie ?Meilleur ami de Montaigne, écrivain français de la Renaissance, appartenant au mouvement humaniste.
2)Questionnement principal de cette œuvre : comment sortir de la servitude ?
Pour sortir de cette domination il faut sortir de l'habitude. L'homme qui connaît la liberté n'y renonce que contraint et forcé. Mais ceux qui n'ont jamais connu la liberté « servent sans regret et font volontairement ce que leurs pères n'auraient fait que par contrainte. La première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c’est qu’ils naissent serfs et qu’ils sont élevés comme tels. » Comme le précise La Boétie, « on ne regrette jamais ce que l’on n'a jamais eu ».
Ce n'est pas que l'homme nouveau ait perdu sa volonté, c'est qu'il la dirige vers la servitude : le peuple, comme s'il était victime d'un sort, d'un enchantement, veut servir le tyran. En effet, pour l’auteur du Discours, la domination du tyran ne tient que par le consentement des individus. Sans ce consentement, la domination ne serait rien : « soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libre». Les hommes sont responsables de leur assujettissement au pouvoir. En un mot, la tyrannie repose moins sur la répression que sur la dépossession volontaire de la liberté.
Pour La Boétie, la liberté n'est pas l'objet de la volonté, mais désir (volonté) et liberté sont confondus : désirez et vous êtes libre, car un désir qui n'est pas libre n'est pas concevable, n'est pas un désir. La liberté c'est ce que nous sommes, et si vous n'êtes pas libre, c'est que vous avez renoncé à votre désir. Le point central de la domination est ainsi le refus par le moi, le je, de s'assumer comme liberté.
C’est le principe de la désobéissance civile qui sera ensuite repris d’Henry David Thoreau à Gandhi. La Boétie est un de ces premiers théoriciens d’un mode d’action qu’il faut distinguer de la rébellion, qui elle est active. Sans le soutien actif du peuple, les tyrans n’auraient aucun pouvoir. La désobéissance passive suffit à briser les chaînes de la domination.
Comment ne pas rentrer dans la servitude ? En gardant l'esprit libre. Un tyran peut-il régner sur un peuple d'Hommes Libres ? (Inspiration de saint Augustin)
3)Qui a fait publier ce livre ? Ce sont les protestants qui ont fait publier ce livre suite aux massacres qui eurent lieu lors de la St-Barthélémy. (Le massacre de la Saint-Barthélemy est le massacre de protestantsdéclenché à Paris, le24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy, prolongé pendant plusieurs jours dans la capitale, puis étendu à plus d'une vingtaine de villes de province durant les semaines suivantes.)
Questions sur le texte
I
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1)Qui a écrit ce texte ? Comment se nomme-t-il ? Quel en est le sujet ?
2)Quel est le registre utilisé ? Quel est le genre du texte ?
Etienne de La Boétie, fidèle ami de Montaigne, mort prématurément, a écrit ce texte à l’âge de 18 ans pour lutter contre l’absolutisme et la tyrannie et tenter de faire appel à la responsabilité du peuple. Cet auteur de la Renaissance utilise le genre de la déclamation (discours d’orientation argumentative).
Analyse du texte
I-Infortune du peuple
1-Comment le peuple est-il apostrophé ? Quels sont les adjectifs utilisés pour le désigner ? Comment interprétez-vous les points d’exclamation ?
Le peuple est apostrophé sur un rythme ternaire et qualité de « misérable, d’insensé et d’aveugle ». Il semble lâche. Les exclamations sont à interpréter comme une sorte d’indignation de l’auteur face à la passivité des gens l’entourent.
2-Qui est l’ennemi contre lequel il faut lutter (l.6- ?
Il s’agit d’UN ennemi et non des ennemis : celui à qui on donne sa vie pour faire la guerre.
II-Responsabilité du peuple
3-Quelles sont les accusations portées contre le peuple ?
Le verbe « laisser » est repris à plusieurs fois (l.2-3) et l’auteur insiste sur la passivité du peuple qui se laisse faire face au tyran. Il se laisse voler et piller.
4-Qui donne le pouvoir au tyran ? Qui sont les responsables de cette tyrannie ? (l.10-11)
C’est le peuple qui donne son pouvoir au tyran : ce qu’il a de plus ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire.
5-Cherchez deux groupes nominaux qui désignent le peuple négativement.
Le peuple est à la fois « les receleurs du larron » et devient donc voleur aussi, sans compter qu’en laissant faire il devient « complice du meurtrier ». Le mot « traitre » est également un terme péjoratif pour désigner ces gens passifs. En somme, nous sommes responsables de ce qui nous arrive.
III-Comment devenir libre ?
6-Dans le dernier paragraphe (l.25-27), Etienne de La Boétie explique comment on peut devenir libre ? Quelle est la méthode défendue ?
Sa devise est la suivante : Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. La violence n’est pas le remède : il ne s’agit pas de le « pousser » ou de « l’ébranler ». Il ne faut plus le SOUTENIR et aller vers la désobéissance passive.
7-A quoi est comparé le tyran dans le dernier paragraphe ? Quelle est la figure de style utilisée ?
Voici la comparaison : « tel un grand colosse dont a brisé la base fondre sous son poids et rompre. »
Celui qui règne en maître absolu « le colosse » doit être dissous en lui retirant son pouvoir et en cessant d’accepter la servitude.
Conclusion
1)Que nous apprend ce texte ? Quel enseignement doit-on en tirer ?
2)Quels autres textes connaissez-vous qui soutiennent la liberté en valeur suprême ?
Ce texte, sur un ton polémique, condamne le maître et son peuple. Le peuple devient un esclave volontaire. Les philosophes des Lumières ont tous combattu pour la liberté et celle-ci ne peut s’obtenir qu’en cultivant son esprit, qu’en faisant preuve de courage face à l’oppression. Voltaire a d’ailleurs rédigé dans son Dictionnaire philosophique portatif, un article portant sur « la liberté de penser » dans lequel il fait l’éloge de la tolérance.
Bouley Christelle
Pour aller plus loin
Date de dernière mise à jour : 01/08/2021