Aristote, Ethique à Nicomaque, livre V, de la justice. Commentaire littéraire
ARISTOTE, ETHIQUE A NICOMAQUE, LIVRE V, DE LA JUSTICE, COMMENTAIRE
TEXTE Livre V, "De la justice"
Les actions justes et injustes ayant été ainsi décrites, on agit justement ou injustement quand on les commet volontairement. Mais quand c’est involontairement, l’action n’est ni juste ni injuste sinon par accident, car on accomplit alors des actes dont la qualité de justes ou d’injustes est purement accidentelle. La justice (ou l’injustice) d’une action est donc déterminée par son caractère volontaire ou involontaire : est-elle volontaire, elle est objet de blâme, et elle est alors aussi en même temps un acte injuste ; par conséquent, il est possible pour une chose d’être injuste, tout en n’étant pas encore un acte injuste si la qualification de volontaire ne vient pas s’y ajouter.
J’entends par volontaire, comme il a été dit précédemment tout ce qui, parmi les choses qui sont au pouvoir de l’agent, est accompli en connaissance de cause, c’est-à-dire sans ignorer ni la personne subissant l’action, ni l’instrument employé, ni le but à atteindre (par exemple, l’agent doit connaître qui il frappe, avec quelle arme et en vue de quelle fin), chacune de ces déterminations excluant au surplus toute idée d’accident ou de contrainte (si, par exemple, prenant la main d’une personne on s’en sert pour en frapper une autre, la personne à qui la main appartient n’agit pas volontairement, puisque l’action ne dépendait pas d’elle). Il peut se faire encore que la personne frappée soit par exemple le père de l’agent et que celui-ci, tout en sachant qu’il a affaire à un homme ou à l’une des personnes présentes, ignore que c’est son père ; et une distinction de ce genre peut également être faite en ce qui concerne la fin à atteindre, et pour toutes les modalités de l’action en général. Dès lors, l’acte fait dans l’ignorance, ou même fait en connaissance de cause mais ne dépendant pas de nous ou résultant d’une contrainte, un tel acte est involontaire (il y a, en effet, beaucoup de processus naturels que nous accomplissons ou subissons sciemment, dont aucun n’est ni volontaire, ni involontaire, comme par exemple vieillir ou mourir). Mais dans les actes justes ou injustes, la justice ou l’injustice peuvent pareillement être quelque chose d’accidentel : si un homme restitue un dépôt malgré lui et par crainte, on ne doit pas dire qu’il fait une action juste, ni qu’il agit justement, sinon par accident. De même encore celui qui, sous la contrainte et contre sa volonté, ne restitue pas le dépôt confié, on doit dire de lui que c’est par accident qu’il agit injustement et accomplit une action injuste.
Problématique : Par quels procédés stylistiques Aristote présente-t-il un discours juridique à valeur éthique ?
I) Un texte juridique
A) L’orateur = procureur
- « J’entends » : Pronom personnel « je » : Prise de position explicite du locuteur
- Valeur omnitemporelle du présent dans le texte. Présent des textes de lois. Aristote = législateur
B) Un texte construit comme un discours devant un tribunal
- Vocabulaire de la justice : « commet, justice, volontaire, agent, actes… »
- « objet de blâme, acte injuste » = registre axiologique : le bien/le mal : Le lecteur semble face à un jugement de ce qu’il faut faire ou ne pas faire = registre délibératif + discours qui fait appel à la conviction (En appel à la raison de l’auditoire)
C) Registre judiciaire
- « Les actions justes et injustes ayant été ainsi décrites, on agit justement ou injustement quand on les commet volontairement. » = Vocabulaire juridique « justes, injustes » = thématique du texte énoncée en exorde (Introduction du texte) :
Le genre judiciaire renvoie à un discours dont la fonction est d'accuser ou défendre.
Le genre judiciaire est donc surtout destiné au tribunal, puisque c'est là principalement qu'on accuse ou qu'on défend.
De plus, le genre judiciaire renvoie essentiellement au passé, puisque lorsqu'on juge des faits, ces faits sont en principe déjà accomplis.
Enfin, le genre judiciaire met nécessairement en œuvre les valeurs du juste et de l'injuste.
II) A dimension politique
A) Dimension politique au sens large (Polis = cité, politique = ce qui concerne la cité et ses citoyens)
- Valeur générique du premier paragraphe : « on agit justement ou injustement quand on les commet volontairement. Mais quand c’est involontairement, l’action n’est ni juste ni injuste sinon par accident, car on accomplit alors des actes dont la qualité de justes ou d’injustes est purement accidentelle. » : Valeur indéfinie et universelle du pronom personnel indéfini « on » + Sujet « l’action » : le locuteur parle de façon impersonnelle, met l’accent sur les actes produits, sans parler de l’individu en particulier (ce qu’il fera au second paragraphe) valeur généralisante et universelle de son discours, valable pour toute la cité.
B) Politique, au sens de Politeia, renvoie à la constitution et concerne donc la structure et le fonctionnement (méthodique, théorique et pratique) d'une communauté, d'une société, d'un groupe social.
- « l’agent » : Valeur générique qui renvoie à celui qui agit, participe présent substantivé = l’homme qui agit, qui produit l’acte, le citoyen actif = le texte indique le cadre général d'une société organisée et développée.
- « la personne subissant l’action » : Participe présent « subissant » + « action » COD du participe présent = Discours politique concernant les rapports entre citoyens, la façon de se conduire en société et le jugement des « écarts ». La politique porte sur les actions, l’équilibre, le développement interne ou externe de cette société, ses rapports internes et ses rapports à d'autres ensembles. La politique est donc principalement ce qui a trait au collectif, à une somme d'individualités et/ou de multiplicités.
C) Acception (sens) beaucoup plus restreinte, la politique, au sens de Politikè, ou d'art politique : pratique du pouvoir
- Jeux des antithèses du texte : Juste/injuste + Volontaire/involontaire + implicitement consciemment/inconsciemment : Rôle du pouvoir arbitraire de nos actions, le citoyen est face à des choix ou face à des évènements indépendants de sa volonté. Le citoyen est placé face à sa responsabilité, mise en valeur de ses droits et de ses devoirs.
III) Et à valeur éthique (morale)
La morale (du latin moralitas, « façon, caractère, comportement approprié ») désigne l'ensemble des règles ou préceptes relatifs à la conduite, c'est-à-dire à l'action humaine. Ces règles reposent sur la distinction entre des valeurs fondamentales : le juste et l'injuste, ou plus simplement le bien et le mal. C'est d'après ces valeurs que la morale fixe des principes d'action, qu'on appelle les devoirs de l'être humain, vis-à-vis de lui-même ou des autres individus, et qui définissent ce qu'il faut faire et comment agir.
A) Du général au particulier
- Voir comment le texte est construit rigoureusement : plan rhétorique : exorde + narration + péroraisons et va du général (1er paragraphe) au particulier (dernier paragraphe : « un homme » = valeur générique de l’article indéfini à valeur universelle)
B) Le juste et l’injuste = Termes clefs du texte
- « Il peut se faire encore que la personne frappée soit par exemple le père de l’agent » : Forme impersonnelle « il se peut » + expression « par exemple » = valeur exemplaire + rechercher les causes et les conséquences, les cas généraux et les cas particuliers pour mieux déterminer la façon dont l’homme doit se comporter.
- « Mais dans les actes justes ou injustes, la justice ou l’injustice peuvent pareillement être quelque chose d’accidentel » : Force du vocabulaire juridique qui cherche à atteindre la vérité, en étant le plus clair et le plus explicite possible, d’où répétitions sans souci apparent de style.
- Les termes de « juste » et « injuste » sont à prendre au sens fort et à mettre en relation avec le thème du texte : « De la justice » = « de » = au sujet de
- Le texte est une mise en pratique des cas où les actions de « l’agent » est injuste (C’est-à-dire dont le comportement est répréhensible, car l’individu aurait fait du mal à quelqu’un en connaissance de cause) ou lorsqu’il n’y a pas lieu de le punir, car il a fait du mal à quelqu’un sans le vouloir.
C) Le Bien/Le Mal : dimension axiologique et éthique
- « J’entends par volontaire […] ce qui, parmi les choses qui sont au pouvoir de l’agent, est accompli en connaissance de cause » : Le vocabulaire juridique et la valeur omnitemporelle du présent et des termes génériques (« les choses », « l’agent », « cause ») = souci de peser le pour et le contre, d’être précis et de n’omettre aucune situation = but très important = édicter des lois qui vont déterminer ce qu’un citoyen DOIT ou ne DOIT pas faire, et dans quelles situations il peut bénéficier de circonstances atténuantes, lors d’un procès.
- L’antithèse volontaire/involontaire : Cet ouvrage se comprend comme un traité pratique qui doit guider l'homme vers le bonheur (le souverain bien[]) et le citoyen vers le bien commun de la Cité. Éthique et politique sont en effet inséparables chez Aristote : la vertu, n'étant possible que dans le cadre de la cité[], est une faculté essentiellement politique : Faire le Bien ne s’entend que dans la vie en société, par rapport aux autres citoyens.
Nathalie LECLERCQ
Nathalie LECLERCQ
Date de dernière mise à jour : 02/11/2019
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