Boris Vian, L'Ecume des jours, première et dernière pages
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Boris Vian (1920-1959), L’Écume des jours (1947)
L’écume des jours, Boris Vian « Le plus poignant des romans d’amour contemporain » (Queneau) Vian introduit le surréel de l'histoire en indiquant qu'elle « est entièrement vraie, puisque je l'ai imaginée d'un bout à l'autre ».
L’Écume des jours est un roman de Boris Vian, écrivain français mais aussi poète, parolier, chanteur, scénariste, critique et musicien de jazz. Ce roman publié en 1947 est un roman plein de fantaisies et d’une philosophie pessimiste mais il ne connut pas un grand succès. Cette œuvre retrace la rencontre amoureuse entre Colin et Chloé puis la mort de cette dernière qui va être emportée par la maladie détruisant ainsi Colin.
Analyse de la première et de la dernière page du livre :
Chapitre 1 (incipit)
Colin terminait sa toilette. Il s’était enveloppé, au sortir du bain, d’une ample serviette de tissu bouclé dont seuls ses jambes et son torse dépassaient. Il prit à l’étagère de verre le vaporisateur et pulvérisa l’huile fluide et odorante sur ses cheveux clairs. Son peigne d’ambre divisa la masse soyeuse en longs filets orange pareils aux sillons que le gai laboureur trace à l’aide d’une fourchette dans de la confiture d’abricots. Colin reposa le peigne et, s’armant du coupe-ongles, tailla en biseau les coins de ses paupières mates, pour donner du mystère à son regard. Il devait recommencer souvent, car elles repoussaient vite. Il alluma la petite lampe du miroir grossissant et s’en approcha pour vérifier l’état de son épiderme. Quelques comédons saillaient aux alentours des ailes du nez. En se voyant si laids dans le miroir grossissant, ils rentrèrent prestement sous la peau et, satisfait, Colin éteignit la lampe. Il détacha la serviette qui lui ceignait les reins et passa l’un des coins entre ses doigts de pied pour absorber les dernières traces d’humidité. Dans la glace, on pouvait voir à qui il ressemblait, le blond qui joue le rôle de Slim dans Hollywood Canteen. Sa tête était ronde, ses oreilles petites, son nez droit, son teint doré. Il souriait souvent d’un sourire de bébé, et, à force, cela lui avait fait venir une fossette au menton. Il était assez grand, mince avec de longues jambes, et très gentil. Le nom de Colin lui convenait à peu près. Il parlait doucement aux filles et joyeusement aux garçons. Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps il dormait. Il vida son bain en perçant un trou dans le fond de la baignoire. Le sol de la salle de bains, dallé de grès cérame jaune clair, était en pente et orientait l’eau vers un orifice situé juste au-dessus du bureau du locataire de l’étage inférieur. Depuis peu, sans prévenir Colin, celui-ci avait changé son bureau de place. Maintenant, l’eau tombait sur son garde-manger. Il glissa ses pieds dans des sandales de cuir de roussette et revêtit un élégant costume d’intérieur, pantalon de velours à côtes vert d’eau très profonde et veston de calmande noisette. Il accrocha la serviette au séchoir, posa le tapis de bain sur le bord de la baignoire et le saupoudra de gros sel afin qu’il dégorgeât toute l’eau contenue. Le tapis se mit à baver en faisant des grappes de petites bulles savonneuses. Il sortit de la salle de bain et se dirigea vers la cuisine, afin de surveiller les derniers préparatifs du repas. Analyse L’incipit nous présente Colin dans un univers fantaisiste et réaliste à la fois. L’humour et la parodie dominent ce qui permet à Boris Vian de faire une critique de la société jugée trop superficielle. L’incipit est-il un incipit conventionnel? Nous avons une description tant physique que morale de Colin qui est le personnage principal du roman : « ses yeux clairs », « ses paupières mates », « ses oreilles petites », « son teint doré », « assez grand », « mince avec de longues jambes ». Mais le personnage restent sans réelle consistance car les descriptions sont très sommaires et très simples.
Le rituel de la toilette nous dévoile à peine le personnage qui reste très secret pour le lecteur. Nous comprenons qu’il y a un culte du corps ainsi que le suggère le champ lexical du jardinage, « laboureur », « tailla »… Certains aspects de sa personnalité sont ainsi dévoilés, il est soucieux de son apparence, voire narcissique « donner un mystère à son regard », « satisfait ». Concernant son portrait morale, il n’est pas très explicit, nous apprenons que « il était assez grand, mince avec de longues jambes et très gentil ». Son absence de profondeur, de réelle intériorité se manifestent vite ainsi que son malaise existentiel : « Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps, il dormait ». Dans l’incipit, le lecteur n’apprend rien de son passé, il n’y a donc pas de mise en place de l’intrigue; Nous le voyons évoluer dans un cadre familier, toilette, l’environnement du personnage, la salle de bain, les objets quotidiens de son milieu bourgeois et aisé, « ample serviette », « miroir »…. Le lecteur peut déduire que Colin n’est pas dans la difficulté financière car son cadre de vie est relativement luxueux et nous apprenons en outre qu’il ne travaille pas : « le reste du temps, il dormait ». L’aspect réaliste domine au détriment de l’univers fantastique mais il est présent malgré tout grâce à des procédés d’écriture comme la personnification de l’étagère : « il prit à l’étagère » au lieu de dire « sur l’étagère » ou « le peigne divisa » et des comédons « ils rentrèrent sous la peau »; Les objets deviennent sujet de l’action. L'auteur installe l'anthropomorphisme avec le tapis qui se met à baver. Boris Vian a fait du héros un personnage normal, à qui tout le monde peut s'identifier. Cet incipit rompt avec le roman traditionnel car nous n’avons pas de cadre spatio-temporel précis : pas de date, de précisions sur le lieu Le vide spirituel domine chez Colin ainsi que son malaise existentiel ce qui permet à Boris Vian d’effectuer une critique de la société superficielle : « le reste du temps, il dormait », le personnage est très centré sur lui-même et sans aucune spiritualité. La vie luxueuse et oisive de Colin fait de lui un personnage vide intérieurement. Cet incipit est une parodie du genre réaliste : Boris Vian procède en ajoutant des éléments fantastiques : procédés d’écriture
La consécration de l’humour : le jeu du chat et de la souris Dernier chapitre du livre : la dérision et l’absurde : la parabole du destin Dans le dernier dialogue les personnages sont face à leur destin, livrés au hasard. - Jeu du chat et de la souris = du hasard Ce jeu est déjà dans le dessin animé Tom et Jerry = image du chasseur et de sa proie persécutée. Dans le roman de Vian, le chat qui est donc le chasseur ne veut plus chasser : « vraiment, dit le chat, ça ne m’intéresse pas énormément ». La lassitude domine. « Tu as tort, dit la souris. Je suis encore jeune, et jusqu’au dernier moment, j’étais bien nourrie ». Les paroles se substituent ainsi à l’action dans le dernier chapitre, Nonchalance, renoncement du chat prennent le dessus. La souris tente de justifier son suicide en se tournant vers Colin : « C’est que tu ne l’as pas vu, dit la sou ris […]. Il est au bord de l’eau, il attend, et quand c’est l’heure, il va sur la planche et s’arrête au milieu. ». La souris est tout comme Colin dans l’attente, l’action s’arrête, les mots sont au premier plan, il n’y a plus de mouvement. Le chat propose à la souris de mettre sa tête dans sa gueule en espérant que quelqu’un lui marche sur la queue pour l’avaler. Un dialogue absurde s’installe et renvoie à une attente passive du chat et de la souris : « Mets ta tête dans ma gueule, dit le chat, et attends. – Ça peut durer long temps ? demanda la sou ris. – Le temps que quelqu’un me marche sur la queue, dit le chat. » L’univers se vide de toute volonté, de toute détermination, de tout désir, à la force se substituent l’attente et la passivité. Inversion d’une situation conventionnelle et symbolisme animalier Le chat n’est plus un chasseur mais un simple instrument de suicide pour la souris qui se soumet à son bourreau indifférent et passif. Un symbolisme animalier pour justifier et traduire la fin de la vie de Colin qui n’a plus qu’à attendre la fin « Un de ces jours, il va faire un faux pas en allant sur cette grande planche », prévoit la souris. La dérision se substitue à l’espoir : « Dis donc, tu as mangé du requin ce matin » interroge la souris au moment où elle met sa tête dans la gueule du chat. La souris reflète l’état d’esprit de la fin du texte, elle devient le porte parole innocent. La fin de l’histoire correspond à la fin des héros mais de manière passive. Il n’y a plus d’espoir, pas de salut mais seulement le suicide, la mort, la folie, le destin tragique. La dernière page est une parabole du destin : c’est la religion qui est visée. L’une « des onze petites filles aveugles de l’orphelinat de Jules l’apostolique » marche sur la queue du chat qui avale la souris. Les petites filles aveugles sont indirectement responsables de la mort de la souris, le destin de la souris est une parabole du destin des personnages du roman de Boris Vian. Ils sont victimes d’un Dieu indifférent. Cette parabole finale est une mise en abyme de l’ensemble du roman car elle permet de le comprendre et l’illustre. Les personnages sont victimes de la malédiction que Dieu jette sur Adam et Eve. Ils revivent le péché originel en le payant au prix de leur vie. L’homme né donc selon Vian coupable car il porte en lui le péché.
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Date de dernière mise à jour : 17/05/2019