SOREL, HISTOIRE COMIQUE DE FRANCION, SEPTIEME LIVRE (OU HUITIEME selon édition), COMMENTAIRE
TEXTE
Raymond, rompant alors leur entretien, le tira à part, et lui demanda s’il n’étoit pas au suprême degré des contentemens, en voyant auprès de lui sa bien-aimée. Afin que je ne vous cèle rien, répondit-il, j’ai plus de désirs qu’il n’y a de grains de sable en la mer ; c’est pourquoi je crains grandement que je n’aie jamais de repos. J’aime bien Laurette, et serai bien aise de jouir d’elle ; mais je voudrois bien pareillement jouir d’une infinité d’autres que je n’affectionne pas moins qu’elle. Toujours la belle Diane, la parfaite Flore, l’attrayante Belize, la gentille Janthe, l’incomparable Marphize, et une infinité d’autres, se viennent représenter à mon imagination, avec tous les appasqu’elles possèdent, et ceux encore que possible elles ne possèdent pas. Si l’on vous enfermoit pourtant dans une chambre avec toutes ces dames-là, dit Raymond, ce seroit, possible, tout ce que vous pourriez faire que d’en contenter une. Je vous l’avoue, reprit Francion, mais je voudrois jouir aujourd’hui de l’une, et demain de l’autre. Que si elles ne se trouvoient satisfaites de mes efforts, elles chercheroient, si bon leur sembloit, quelqu’un qui aidât à assouvir leurs appétits.
Agathe, étant derrière lui, écoutoit ce discours, et, en l’interrompant, lui dit : Ah ! mon enfant, que vous êtes d’une bonne et louable humeur ? Je vois bien que, si tout le monde vous ressembloit, l’on ne sçauroit ce que c’est que de mariage, et l’on n’en observeroit jamais la loi. Vous dites vrai, répondit Francion ; aussi n’y a-t-il rien qui nous apporte tant de maux que ce fâcheux lien, et l’honneur, ce cruel tyran de nos désirs. Si nous prenons une belle femme, elle sera caressée de chacun, sans que nous le puissions empêcher : le vulgaire, qui est infiniment soupçonneux, et qui s’attache aux moindres apparences, vous tiendra pour un cocu, encore qu’elle soit femme de bien, et vous fera mille injures ; car, s’il voit quelqu’un parler à elle dans une rue, il croit qu’elle prend bien une autre licence dedans une maison. Si, pour éviter ce mal, on épouse une femme laide, pensant éviter un gouffre, l’on tombe dedans un autre plus dangereux : l’on n’a jamais ni bien ni joie ; l’on est au désespoir d’avoir toujours pour compagne une furie au lit et à la table. Il vaudroit bien mieux que nous fussions tous libres : l’on se joindroit sans se joindre avec celle qui plairoit le plus ; lorsque l’on en seroit las, il seroit permis de la quitter. Si, s’étant donnée à vous, elle ne laissoit pas de prostituer son corps à quelque autre, quand cela viendroit à votre connnoissance, vous ne vous en offenseriez point ; car les chimères d’honneur ne seroient point dans votre cervelle, et il ne vous seroit pas défendu d’aller de même caresser toutes les amies des autres. Il n’y auroit plus que des bâtards au monde, et par conséquent l’on n’y verroit rien que de très-braves hommes. Tous ceux qui le sont ont toujours quelque chose au-dessus du vulgaire. L’antiquité n’a point eu de héros qui ne l’aient été. Hercule, Thésée, Romulus, Alexandre, et plusieurs autres, l’étoient. Vous me représenterez que, si les femmes étoient communes comme en la république de Platon, l’on ne sçauroit pas à quels hommes appartiendroient les enfans qu’elles engendreroient ; mais qu’importe cela ? Laurette, qui ne sçait qui est son père ni sa mère, et qui ne se soucie point de s’en enquérir, peut-elle avoir quelque ennui pour cela, si ce n’est celui que lui pourroit causer une sotte curiosité ? Or cette curiosité n’auroit point de lieu, parce que l’on considéreroit qu’elle seroit vaine, et il n’y a que les insensés qui souhaitent l’impossible. Ceci seroit cause d’un très-grand bien, car l’on seroit contraint d’abolir toute prééminence et toute noblesse ; chacun seroit égal et les fruits de la terre seroient communs. Les lois naturelles seroient alors révérées toutes seules, et l’on vivroit comme au siècle d’or. Il y a beaucoup d’autres choses à dire sur cette matière, mais je les réserve pour une autre fois.
Après que Francion eut ainsi parlé, soit par raillerie ou à bon escient, Raymond et Agathe approuvèrent ses raisons, et lui dirent qu’il falloit, pour cette heure-là, qu’il se contentât de jouir seulement de Laurette. Il répondit qu’il tâcheroit de le faire.
Charles SOREL, Histoire comique de Francion, septième livre, 1623.
L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel accorde au plaisir, en particulier au plaisir sensuel, une place de choix : la plupart des personnages sont en effet mus par une recherche effrénée du plaisir. C’est particulièrement le cas de Francion qui, dans la première partie du roman, entreprend une quête érotique qui l’amènera à posséder la belle Laurette avant de repartir à la recherche, plus chaste cette fois, de Naïs dans la deuxième partie.
Au cours du septième livre, Francion, tout à sa joie d’avoir enfin conquis Laurette, exprime sa conception de la vie amoureuse.
Nous allons voir comment l’auteur, à travers cet extrait, développe une philosophie libertine et sociétale.
Pour répondre à cette question, nous allons montrer que ce texte est un dialogue romanesque argumentatif, qui expose une conception libertine de l’amour et une vision égalitariste de la société.
I) Un dialogue romanesque argumentatif
A) Un dialogue romanesque
- Caractéristiques : Verbes introducteurs de paroles (2), incises (répondit-il) au passé simple (temps du récit) + guillemets + tirets + présent d’énonciation + Embrayeurs (Je/tu/vous : personnes du discours direct) + Marques d’oralité : interjections exclamatives (« Ah ! », (14))... = Toutes ces caractéristiques donnent vie à ce dialogue et plongent le lecteur au cœur de l’action, comme s’il y était.
- Mise en scène d’un dialogue où s’affrontent plusieurs points de vue, celui de Francion, contre ceux de Raymond et d’Agathe. Francion développe une thèse, Raymond et Agathe jouent le rôle de ses contradicteurs.
- Le dialogue progresse par un jeu de questions (Dès la première ligne, puis ligne 8) et de réponses, mises en valeur par les verbes « répondre », « avouer », « dire ». Francion développe son point de vue de façon vive et réaliste, l’auteur a pu ainsi donner vie à ses idées.
- « Je serais bien aise... » (Ligne 4) : Le conditionnel met en valeur le désir presqu’irréel du personnage, et l’hyperbole (une infinité) rend compte d’un désir insatiable d’aimer toutes les femmes. La thèse de Francion est polémique et rappelle les propos que Dom Juan développe à Sganarelle dans l’acte I (Pièce de Molière) : Eloge paradoxal de l’inconstance et de l’infidélité (il est marié).
- Lignes 15 et 16 : Agathe met bien en valeur le danger de telles propositions : « L’on ne saurait ce que c’est que le mariage.. » Le pronom indéfini « on » renvoie aux deux interlocuteurs, mais aussi au lecteur et rend compte de la portée iconoclaste et immorale des propos de Francion.
II) Qui expose une conception libertine de l’amour
- « Lignes 5, 6 et 7 » : Enumération de noms propres + adjectifs qualificatifs épithètes caractérisantes et mélioratives qui insistent sur la beauté physique et sur les qualités de toutes ces jeunes filles = cette série renvoie métonymiquement à toutes les femmes et ne sont qu’un échantillon représentatif de toutes les amours que Francion voudrait vivre.
- Je voudrais jouir aujourd’hui de l’une, et demain de l’autre : Construction symétrique et jeu des adverbes de temps + pronoms indéfinis l’une et l’autre = Francion exprime son désir de profiter de toutes les femmes, sans en exclure une aux dépends d’une autre... Il veut toutes les femmes.
- Lignes 19 à 30 : Passage très satirique qui dresse des caricatures de la femme belle soupçonnée d’infidélité, et de la laide acariâtre, un brin simplificateur et provocateur, mais qui explique la philosophie libertine du personnage, l’adultère est une fatalité, et puisque l’on ne peut rien y faire, et que même s’il n’y a pas de trahison, le mari sera quand même soupçonneux, autant l’accepter et faire de même, ou ne pas se marier du tout.
B) Une philosophie épicurienne
- Ce besoin d’universalité et d’infini va de paire avec une philosophie épicurienne qui le pousse à profiter de chaque instant (adverbes aujourd’hui et demain) et rappelle la maxime d’Epicure : « Carpe diem », cueille l’instant, profite de chaque moment de la vie.
- Cette philosophie de la jouissance et du plaisir rappelle également la philosophie hédoniste (profiter de tous les plaisirs de la vie) et est mise en valeur dans le texte par le champ lexical du désir et du plaisir : « J’ai plus de désirs qu’il n’y a de grains de sables en la mer », dit-il, et la comparaison hyperbolique rend compte de l’insatiabilité de son désir et la puissance de ses pulsions. Francion ajoute plus loin : « ce cruel tyran de nos désirs » : la personnification met en valeur la force brutale qui s’empare de lui et le contrôle, malgré lui.
C) Pour une liberté totale des sexes
- Ce désir inextinguible mène à une conception libertaire de l’amour et du sexe. Francion la réclame également pour les femmes : « Lignes 12 et 13 » : La subordonnée hypothétique « si elles... » et l’euphémisme « elles ne se trouvaient satisfaites de mes efforts » qui renvoie à l’insatisfaction éventuelle de ces femmes met en valeur leur droit aussi au plaisir et au désir assouvi. La principale conclut d’ailleurs cette hypothèse par un appel à la liberté sexuelle féminine. Ce « quelqu’un qui aidât à assouvir leurs appétits » (euphémisme plus explicite) manifeste l’idée choquante à l’époque qu’une femme peut avoir plusieurs partenaires et rechercher le plaisir physique, en dehors de toute considération maritale ou autre.
- « Il vaudrait bien mieux que nous fussions tous libres » (L. 26) : Le conditionnel révèle l’irréel de la proposition et annonce la fin du texte : Conception libertaire mise en valeur par un vocabulaire mélioratif et axiologique (mieux + libres) et par le pronom indéfini « tous » : la dimension philosophique du propos a également une portée universelle.
III) Et une vision égalitaire de la société
A) Plaidoyer en faveur d’enfants sans parents
- « Mais qu’importe cela ? » : Question rhétorique qui ouvre la polémique : « L’on ne saurait pas à quels hommes appartiendraient les enfants... » : Le pronom personnel indéfini ouvre la question d’ordre général et sociétal : Que serait une société sans parents définis (ou du moins sans père) ? Cette question débouche sur une vision utopique de la société et rappelle, par exemple, le roman de Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes.
B) Pour une utopie sociale
- « Ceci serait cause d’un très grand bien » : Vocabulaire théorique et hyperbolique pour une vision édénique de la société.
- « Chacun serait égal, et les fruits de la terre seraient communs. » : Le conditionnel, mode de l’imaginaire, met en valeur le caractère utopique de cette société, et les adjectifs « égal » et « communs » révèlent une conception politique égalitaire tout en rappelant l’état de nature décrit dans Le Contrat social de Rousseau (1762, soit plus d’un siècle plus tard) (L’état de nature est l’état des hommes n’ayant entre eux d’autre lien que leur qualité commune d’être des êtres humains, chacun étant libre et égal à tous.).
- « Car l’on serait contraint d’abolir toute prééminence et toute richesse. » Le verbe d’action renvoie aux idées révolutionnaires selon lesquelles il faut abolir tous les privilèges et annoncent la devise de La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Liberté, égalité, fraternité ». La répétition du pronom indéfini « tout » révèle l’universalité du propos et se dimension utopique et idéaliste.