Métaphores du poète
Métaphores du poète
Texte 1 – Joachim Du Bellay, Regrets (1558), Sonnet 12
- Vu le soin1 ménager2 dont travaillé3 je suis,
- Vu l'importun souci qui sans fin me tourmente,
- Et vu tant de regrets desquels je me lamente,
- Tu t'ébahis souvent comment chanter je puis
- Je ne chante, Magny4, je pleure mes ennuis,
- Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante,
- Si bien qu'en les chantant, souvent je les enchante :
- Voilà pourquoi, Magny, je chante jour et nuit.
- Ainsi chante l'ouvrier en faisant son ouvrage5,
- Ainsi le laboureur faisant son labourage,
- Ainsi le pèlerin regrettant sa maison,
- Ainsi l'aventurier en songeant à sa dame,
- Ainsi le marinier en tirant à la rame
- Ainsi le prisonnier maudissant sa prison.
Notes : 1. Soin : synonyme de « souci ». 2. Ménager : concerne l’intendance, l’économie, la gestion de la vie quotidienne, fait référence à la profession de du Bellay. 3. Cf. étymologie : du latin médiéval trepalium, « instrument de torture ». 4. Magny : Olivier Magny, poète et ami de Du Bellay 5. Ouvrier et ouvrage ont le même étymon latin, operare
Texte 2 – Alfred de Musset, « Le Pélican », La Nuit de mai (1835), v. 145-183
(…) LA MUSE
-
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux
-
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.
Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage, -
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
-
Ses petits affamés courent sur le rivage
-
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.
-
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
-
Ils courent à leur père avec des cris de joie
-
En secouant leurs becs sur leurs goitres1 hideux.
-
Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,
-
De son aile pendante abritant sa couvée,
-
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
-
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
-
En vain il a des mers fouillé la profondeur ;
-
L'Océan était vide et la plage déserte ;
-
Pour toute nourriture il apporte son coeur.
-
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre
-
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
-
Dans son amour sublime il berce sa douleur,
-
Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
-
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,
-
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.
-
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,
- Il craint que ses enfants ne le laissent vivant,
- Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,
- Et, se frappant le coeur avec un cri sauvage,
- Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
- Que les oiseaux des mers désertent le rivage,
- Et que le voyageur attardé sur la plage,
- Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.
- Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.
- Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps ;
- Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes
- Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
- De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
- Ce n'est pas un concert à dilater le coeur.
- Leurs déclamations sont comme des épées :
- Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant,
- Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.
- (…)
Note : 1. Cou gonflé par une hypertrophie de la thyroïde.
Texte 3 - Charles Baudelaire, « L’Albatros », Les Fleurs du Mal, 1857
L’Albatros
- Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, - Qui suivent, indolents1 compagnons de voyage,
- Le navire glissant sur les gouffres amers.
- A peine les ont-ils déposés sur les planches,
- Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
- Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux. - Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule2 !
- Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
- L'un agace son bec avec un brûle-gueule3,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait ! - Le Poète est semblable au prince des nuées4
- Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
- Exilé sur le sol au milieu des huées,
- Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Notes : 1. Mou, nonchalant. 2. Sans énergie, faible, mou. 3. Pipe à tuyau très court. 4. Mot poétique pour les nuages et le ciel.
Texte 4 – Jules Supervielle, Poèmes de l'humour triste (1919)
Soyez bon pour le Poète,- Le plus doux des animaux.
- Nous prêtant son coeur, sa tête,
- Incorporant tous nos maux,
- Il se fait notre jumeau ;
- Au désert de l'épithète,
- Il précède les prophètes
- Sur son douloureux chameau ;
- Il fréquente très honnête,
- La misère et ses tombeaux,
- Donnant pour nous, bonne bête,
- Son pauvre corps aux corbeaux ;
- Il traduit en langue nette
- Nos infinitésimaux1.
- Ah! donnons-lui, pour sa fête,
- La casquette d'interprète !
Note : 1. « infinitésimal » est un adjectif signifiant « extrêmement petit » ; mot renvoyant au lexique des mathématiques (calcul infinitésimal)
Texte 5 – Alain Bosquet, « Le poète comme meuble », Sonnets pour une fin de siècle (1980)
- Le poète comme meuble
- Le poète appartient aux objets ménagers ;
- on le trouve parmi les sécateurs, les pneus
- , les robinets, les clous : troisième étage à gauche
- dans les grands magasins, où il est disponible
- à des prix modérés. Tous les chefs de rayon
- en connaissent l'emploi. Une brochure bleue
- vante ses qualités. Il lui faut peu de place :
- un mètre cube, au maximum, dans la cuisine.
- Le modèle courant consomme du pain dur
- avec un quart de vin. Par un jour de souffrance
- ou de malheur, il peut rendre de grands services
- car sa spécialité, c'est un air de printemps
- irrésistible et doux, qu'il répand sur les murs,
- la machine à laver, le réchaud, la poubelle.
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Date de dernière mise à jour : 28/07/2021