Vérité et opinion
La distinction traditionnelle entre « vérité » et « opinion » apparaît au e siècle avant J.-C. chez Parménide. Toutefois dans un sens légèrement différent de celui qu’on croit aujourd’hui.
Dans son fameux poème judicieusement intitulé Sur la phusis, Parménide distingue l’alétheia de la dóxa, termes traduits en latin par veritas et opinio, qui ont donné, en français, vérité et opinion.
Mais attention : les traductions sont toujours des interprétations, qui empêchent volontiers la bonne entente des choses. Pour comprendre comment se fait jour ladite distinction à l’aube de notre tradition et ce qu’elle signifie, il faut retourner au texte grec.
Le texte de Parménide met en scène une déesse, qui s’adresse à un homme savant, un sage :
« Il faut que tu sois instruit de tout, lui dit-elle : du cœur sans tremblement de la vérité (alétheia) bien ronde, mais aussi des vues des mortels (doxai brotôn), où on ne peut se fier à rien de vrai » (I, 28-30).
Le « tout » (panta) que le savant, le sage doit connaître consiste donc en deux parties :
1. En la « vérité » (alétheia, dés-occultation), qui est ici caractérisée :
a. de « bien ronde », autrement dit accomplie, sans bosse ni creux, sans défaut ni faille, parfaitement homogène ;
b. au « cœur sans tremblement », c’est-à-dire au fondement stable et constant, exempt de changement et de va-et-vient.
La vérité à connaître n’est donc pas la vérité comme processus a-léthique, comme progressif dé-voilement, apparaître à la lumière à partir des profondeurs cachées, mais le cœur stable et constant de ce processus à son stade d’accomplissement : le noyau de l’a-létheia comme résultat dudit processus de dés-abritement.
Mais ce n’est pas tout : l’homme doit connaître davantage, indique la déesse. L’autre partie du même « tout » à connaître consiste en :
2. Les « vues des mortels » (doxai brotôn) qui, contrairement au cœur sans tremblement de la vérité bien ronde, sont toujours changeantes et par suite non fiables. En traduisant le terme doxa par opinion, à partir du latin opinio, on se trompe. Comme le mot provient du verbe dokeô, qu’on traduit par attendre, admettre, mais qui veut avant tout dire apparaître, présenter un aspect visible, les doxai brotôn ne sont pas les opinions, mais les vues des mortels, ce qui leur apparaît et leur est familier, et qui s’oppose aux connaissances assurées, vraies.
Loin d’opposer – comme on a coutume de le faire – la « vérité » à l’« opinion », Parménide valorise ici l’importance tant de la connaissance de la vérité (en général, affaire de la philosophie) que de celle des apparences (des phénomènes tels qu’ils se montrent à nous dans notre vie quotidienne).
L’enjeu est de comprendre que la vie n’est pas faite uniquement de ce qui se voit, de la multiplicité des apparences hétérogènes, volontiers trompeuses, qui nous entourent, mais repose sur une vérité : une vérité processuelle, basée sur un cœur stable, qui s’accomplit dans un ensemble harmonieux."
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