Manuel de philosophie : ÉPISTÉMOLOGIE ( La raison et le réel) : Le vivant avec Nietzsche, Descartes, Kant, Canguilhem, Jacob
- Le 07/01/2019
- Dans Le manuel de philosophie. Les textes du bac
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LE VIVANT .
Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits.
René Descartes, Méditations métaphysiques
Dans une montre une partie est l'instrument du mouvement des autres, mais un rouage n'est pas la cause efficiente de la production d'un autre rouage ; certes une partie existe pour une autre, mais ce n'est pas par cette autre partie qu'elle existe. C'est pourquoi la cause productrice de celles-ci et de leur forme n'est pas contenue dans la nature (de cette matière), mais en dehors d'elle dans un être, qui d'après des Idées peut réaliser un tout possible par sa causalité. C'est pourquoi aussi dans une montre un rouage ne peut en produire un autre et encore moins une montre d'autres montres, en sorte qu'à cet effet elle utiliserait (elle organiserait) d'autres matières ; c'est pourquoi elle ne remplace pas d'elle-même les parties, qui lui ont été ôtées, ni ne corrige leurs défauts dans la première formation par l'intervention des autres parties, ou se répare elle-même, lorsqu'elle est déréglée : or tout cela nous pouvons en revanche l'attendre de la nature organisée. — Ainsi un être organisé n'est pas simplement machine, car la machine possède uniquement une force motrice ; mais l'être organisé possède en soi une force formatrice qu'il communique aux matériaux, qui ne la possèdent pas (il les organise) : il s'agit ainsi d'une force formatrice qui se propage et qui ne peut pas être expliquée par la seule faculté de mouvoir (le mécanisme). (...) Dans la nature les êtres organisés sont ainsi les seuls, qui, lorsqu'on les considère en eux-mêmes et sans rapport à d'autres choses, doivent être pensés comme possibles seulement en tant que fins de la nature et ce sont ces êtres qui procurent tout d'abord une réalité objective au concept d'une fin qui n'est pas une fin pratique, mais une fin de la nature, et qui, ce faisant, donnent à la science de la nature le fondement d'une téléologie, c'est-à-dire une manière de juger ses objets d'après un principe particulier, que l'on ne serait autrement pas du tout autorisé à introduire dans cette science (parce que l'on ne peut nullement apercevoir a priori la possibilité d'une telle forme de causalité).
Kant, Critique de la faculté de juger
Un monde sans sujet — est-ce pensable ?
Mais pensons à présent que toute vie a été anéantie d'un seul coup, pourquoi le reste ne pourrait-il pas continuer tranquillement à se mouvoir et demeurer exactement tel que nous le voyons maintenant ? (...) A supposer que les couleurs soient subjectives — rien ne nous dit qu'on ne pourrait pas les penser objectivement. La possibilité que le monde soit semblable à celui qui nous apparaît n'est pas du tout écartée par le fait que nous reconnaissons les facteurs subjectifs. Eliminer le sujet par la pensée — c'est-à-dire vouloir se présenter le monde sans sujet : c'est contradictoire : représenter sans représentation ! Peut-être y a-t-il cent mille représentations subjectives. Une fois notre représentation humaine éliminée par la pensée — il reste celle de la fourmi. Et si l'on imaginait une disparition totale de la vie, à l'exception de la fourmi : l'existence dépendrait-elle vraiment d'elle ? Certes, la valeur de l'existence dépend des êtres sensibles. Et pour les hommes l'existence et l'existence douée de valeur sont souvent une seule et même chose.
Friedrich Nietzsche, Aurore, Fragments posthumes
Un rationalisme raisonnable doit savoir reconnaître ses limites et intégrer ses conditions d'exercice. L'intelligence ne peut s'appliquer à la vie qu'en reconnaissant l'originalité de la vie. La pensée du vivant doit tenir du vivant l'idée du vivant. (...) Dans l'Electre, de Jean Giraudoux, le mendiant, l'homme du trimard qui heurte du pied sur la route les hérissons écrasés, médite sur cette faute originelle du hérisson qui le pousse à la traversée des routes. Si cette question a un sens philosophique, car elle pose le problème du destin et de la mort, elle a en revanche beaucoup moins de sens biologique. Une route c'est un produit de la technique humaine, un des éléments du milieu humain, mais cela n'a aucune valeur biologique pour un hérisson. Les hérissons, en tant que tels, ne traversent pas les routes. Ils explorent à leur façon de hérisson leur milieu de hérisson, en fonction de leurs impulsions alimentaires et sexuelles. En revanche, ce sont les routes de l'homme qui traversent le milieu du hérisson, son terrain de chasse et le théâtre de ses amours, comme elles traversent le milieu du lapin, du lion ou de la libellule. Or, la méthode expérimentale — comme l'indique l'étymologie du mot méthode — c'est aussi une sorte de route que l'homme biologiste trace dans le monde du hérisson, de la grenouille, de la drosophile, de la paramécie et du streptocoque. Il est donc à la fois inévitable et artificiel d'utiliser pour l'intelligence de l'expérience qu'est pour l'organisme sa vie propre des concepts, des outils intellectuels, forgés par ce vivant savant qu'est le biologiste. On n'en conclura pas que l'expérimentation en biologie est inutile ou impossible, mais, retenant la formule de Claude Bernard : la vie c'est la création, on dira que la connaissance de la vie doit s'accomplir par conversions imprévisibles, s'efforçant de saisir un devenir dont le sens ne se révèle jamais si nettement à notre entendement que lorsqu'il le déconcerte.
Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie
Le monde de l'évolution que nous connaissons, le monde vivant que nous voyons autour de nous, est tout sauf le seul monde possible. L'évolution est une nécessité dans la mesure où les organismes vivent, interagissent avec le milieu, se reproduisent, entrent en compétition les uns avec les autres, donc changent. En revanche, ce qui n'est pas une nécessité, c'est la direction que se trouve prendre le changement, les voies où s'engage l'évolution. Les modifications ne peuvent survenir pour former des organismes nouveaux qu'en fonction de la structure génétique qu'avaient les organismes existant à ce moment-là. Autrement dit, l'évolution résulte d'une interaction entre une série de conjonctures disons physiques, écologiques, climatiques, ce qu'on pourrait appeler une grande conjoncture historique, avec l'autre série que forment les conjonctures génétiques des organismes. C'est l'interaction de ces deux types de conjonctures qui a donné aux êtres vivants la direction qu'elle a aujourd'hui. Mais il est vraisemblable que nous aurions pu ressembler à quelque chose de complètement différent, et que nous aurions pu ne pas ressembler du tout à ce que nous sommes et surtout que nous pourrions ne pas être là, que le monde vivant pourrait être complètement différent de ce qu'il est. (...) Nous pourrions parfaitement ressembler a quelque chose d'autre qui défie totalement notre imagination. C'est évidemment très difficile de réaliser que le monde vivant tel qu'il existe pourrait être complètement différent, pourrait même ne pas exister du tout. C'est pourtant ce qu'il faut bien admettre.
François Jacob, Le Darwinisme aujourd’hui
Théologiens et philosophes (pas tous) considèrent les fonctions supérieures du cerveau comme leur domaine réservé, et cela avec d'autant plus d'assurance que celles-ci ne sont pas encore tombées sous le bistouri de l'analyse scientifique. Elles le seront tôt ou tard et cela n'a rien d'inquiétant. Ce qui m'inquiète beaucoup plus, c'est l'effort considérable qu'il faudra faire à leur sujet pour sortir des discours littéraires. Pour le neurobiologiste que je suis, il est naturel de considérer que toute activité mentale, qu'elle qu'elle soit, réflexion ou décision, émotion ou sentiment, conscience de soi... est déterminée par l'ensemble des influx nerveux circulant dans des ensembles définis de cellules nerveuses, en réponse ou non à des signaux extérieurs. J'irai même plus loin en disant qu'elle n'est que cela. Comme l'écrivait Jacques Monod, un des traits les plus frappants de l'esprit humain est sa capacité à « simuler subjectivement l'expérience pour en anticiper les résultats et préparer l'action ». Cette faculté est directement liée à celle de « représentation », par exemple, d'objets extérieurs. Diverses expériences récentes de psychophysique suggèrent la matérialité de ces images mentales. Notre hypothèse de travail est que celles-ci sont des objets bien concrets définis par la « carte » dynamique des ensembles cellulaires engagés et des influx nerveux qui les parcourent.
Jean-Pierre Changeux,interview
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