Manuel de philosophie : textes de référence à consulter pour étudier le thème de l'inconscient au bac de philosophie
- Le 02/01/2019
- Dans Le manuel de philosophie. Les textes du bac
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L’INCONSCIENT
Personne n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le Corps, c’est-à-dire que, jusqu’à présent, l’expérience n’a enseigné à personne ce que le Corps est en mesure d’accomplir par les seules lois de la Nature, considérée seulement en tant que corporelle, et ce qu’il ne peut accomplir sans y être déterminé par l’Esprit. Car personne jusqu’ici n’a acquis une connaissance assez précise de la structure du Corps pour en expliquer toutes les fonctions, et nous ne dirons rien de ce que l’on observe souvent chez les animaux et qui dépasse de loin la sagacité humaine, ou des nombreuses actions qu’accomplissent les somnambules pendant leur sommeil et qu’ils n’oseraient pas entreprendre pendant la veille ; tout cela montre assez que le Corps, par les seules lois de sa nature, a le pouvoir d’accomplir de nombreuses actions qui étonnent son propre Esprit. Personne ne sait d’autre part selon quel principe et par quels moyens l’Esprit meut le Corps, ni quelle quantité de mouvement il peut lui attribuer, ni à quelle vitesse il peut le mouvoir. C’est pourquoi, lorsqu’on dit que telle ou telle action du Corps provient de l’Esprit qui a tout pouvoir sur lui, on ne sait en réalité ce que l’on dit, et l’on ne fait rien d’autre qu’avouer en un langage spécieux qu’on ignore la vraie cause des actions qui ne nous étonnent pas.
Baruch Spinoza, Ethique (1677), III, 2, scolie
Nous avons toujours des objets qui frappent nos yeux ou nos oreilles, et par conséquent l'âme en est touchée aussi sans que nous y prenions garde : parce que notre attention est bandée à d'autres objets, jusqu'à ce que l'objet devienne assez fort pour l'attirer à soi en redoublant son action ou par quelque autre raison ; c'était comme un sommeil particulier à l'égard de cet objet-là, et ce sommeil devient général lorsque notre attention cesse à l'égard de tous les objets ensemble. [...] Toutes les impressions ont leur effet, mais tous les effets ne sont pas toujours notables : quand je me tourne d'un côté plutôt que d'un autre c'est bien souvent par un enchaînement de petites impressions dont je ne m'aperçois pas, et qui rendent un mouvement un peu plus malaisé que l'autre. Toutes nos actions délibérées sont des résultats d'un concours de petites perceptions, et même nos coutumes et passions, qui ont tant d'influence dans nos délibérations, en viennent ; car ces habitudes naissent peu à peu, et par conséquent, sans les petites perceptions, on ne viendrait pas à ces dispositions notables. [...] En un mot, c'est une grande source d'erreurs de croire qu'il n'y a aucune perception dans l'âme que celles dont on s'aperçoit.
Leibniz, La monadologie
Une névrose à l’origine de la psychanalyse :
On avait remarqué que dans ses états d’absence, d’altération psychique avec confusion, la malade avait l’habitude de murmurer quelques mots qui semblaient se rapporter à des préoccupations intimes. Le médecin se fit répéter ses paroles et, ayant mis la malade dans une sorte d’hypnose, les lui répéta mot à mot, espérant ainsi déclencher les pensées qui la préoccupaient. La malade tomba dans le piège et se mit à raconter l’histoire dont les mots murmurés pendant ses états d’absence avaient trahi l’existence. […] Après avoir exprimé un certain nombre de ces fantaisies, elle se trouvait délivrée et ramenée à une vie psychique normale. […] La malade elle-même qui, à cette époque de sa maladie, ne parlait et ne comprenait que l’anglais, donna à ce traitement d’un nouveau genre le nom de talking cure. […] On remarqua bientôt, comme par hasard, qu’un tel « nettoyage » de l’âme faisait beaucoup plus qu’éloigner momentanément la confusion mentale toujours renaissante. Les symptômes morbides disparurent aussi lorsque, sous l’hypnose, la malade se rappela avec extériorisation affective à quelle occasion ces symptômes s’étaient produits pour la première fois. Il y avait eu, cet été-là, une période de très grande chaleur, et la malade avait beaucoup souffert de la soif, car, sans pouvoir en donner la raison, il lui avait été brusquement impossible de boire. Elle pouvait saisir le verre d’eau, mais aussitôt qu’il touchait ses lèvres, elle le repoussait comme une hydrophobe. […] Cela durait depuis environ six semaines, lorsqu’elle se plaignit un jour, sous hypnose, de sa gouvernante anglaise qu’elle n’aimait pas. Elle raconta alors, avec tous les signes d’un profond dégoût, qu’elle s’était rendue dans la chambre de cette gouvernante et que le petit chien de celle-ci, un animal affreux, avait bu dans un verre. Elle n’avait rien dit, par politesse. Son récit achevé, elle manifesta violemment sa colère, restée contenue jusqu’alors. Puis elle demanda à boire, but une grande quantité d’eau, et se réveilla de l’hypnose le verre aux lèvres. Le trouble avait disparu pour toujours.
Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, (Première leçon)
La preuve de l’existence de l’inconscient :
On nous conteste de tous côtés le droit d'admettre un psychique inconscient et de travailler scientifiquement avec cette hypothèse. Nous pouvons répondre à cela que l'hypothèse de l'inconscient est nécessaire et légitime, et que nous possédons de multiples preuves de l'existence de l'inconscient. Elle est nécessaire parce que les données de la conscience sont extrêmement lacunaires; aussi bien chez l'homme sain que chez le malade, il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d'autres actes, qui eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience. Ces actes ne sont pas seulement les actes manqués et les rêves, chez l'homme sain, et tout ce que l'on appelle symptômes psychiques et phénomènes compulsionnels chez le malade; notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d'idées qui nous viennent sans que nous en connaissons l'origine, et de ces résultats de pensées dont l'élaboration nous est demeurée cachée. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien voir par la conscience tout ce qui se passe en nous en faits d'actes psychiques; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés. Or, nous trouvons ce gain de sens et de cohérence une raison pleinement justifiée, d'aller au-delà de l'expérience immédiate. Et s'il s'avère de plus que nous pouvons fonder sur l'hypothèse de l'inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours des processus conscients, nous aurons acquis avec ce succès, une preuve incontestable de l'existence de ce dont nous avons fait l'hypothèse.
Freud, Métapsychologie
Les dangers de l’idée d’inconscient :
Il y a de la difficulté sur le terme d’inconscient. Le principal est de comprendre comment la psychologie a inspiré ce personnage mythologique. Il est clair que le mécanisme échappe à la conscience, et lui fournit des résultats (par exemple, j’ai peur) sans aucune notion des causes. En ce sens la nature humaine est inconsciente autant que l’instinct animal et par les mêmes causes. On ne dit point que l’instinct est inconscient. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a point de conscience animale devant laquelle l’instinct produise ses effets. L’inconscient est un effet de contraste dans la conscience. On dit à un anxieux : « Vous avez peur », ce dont il n’a même pas l’idée ; il sent alors en lui un autre être qui est bien lui et qu’il trouve tout fait. Un caractère, en ce sens, est inconscient. Un homme regarde s’il tremble afin de savoir s’il a peur. Ajax, dans l’Iliade, se dit : « Voilà mes jambes qui me poussent ! Sûrement un dieu qui me conduit ! » Si je ne crois pas à un tel dieu, il faut alors que je croie à un monstre caché en moi. En fait l’homme s’habitue à avoir un corps et des instincts. Le psychiatre contrarie cette heureuse disposition ; il invente le monstre ; il le révèle à celui qui en est habité. Le freudisme, si fameux, est un art d’inventer en chaque homme un animal redoutable, d’après des signes tout à fait ordinaires ; les rêves sont de tels signes : les hommes ont toujours interprété leurs rêves, d’où un symbolisme facile. Freud se plaisait à montrer que ce symbolisme facile nous trompe et que nos symboles sont tout ce qu’il y a d’indirect. Les choses du sexe échappent évidemment à la volonté et à la prévision ; ce sont des crimes de soi, auxquels on assiste. On devine par là que ce genre d’instinct offrait une riche interprétation. L’homme est obscur à lui-même ; cela est à savoir. Seulement il faut éviter ici plusieurs erreurs que fonde le terme d’inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je ; cette remarque est d’ordre moral.
Alain, Eléments de philosophie, livre II, chap. 16, note 146
L'usage de l'inconscient à des fins esthétiques : le projet surréaliste :
Je résolus d’obtenir de moi ce qu’on cherche à obtenir [des névrosés], soit un monologue de débit aussi rapide que possible, sur lequel l’esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne s’embarrasse, par suite, d’aucune réticence, et qui soit aussi exactement que possible la pensée parlée. […] SURREALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
André Breton, Manifeste du surréalisme (1924)
L'éloge ambiguë de l'inconscient :
Toutes nos actions sont au fond incomparablement personnelles, singulières, d’une individualité illimitée, cela ne fait aucun doute ; mais dès que nous les traduisons en conscience, elles semblent ne plus l’être… Voilà le véritable phénoménalisme et perspectivisme, tel que je le comprends : la nature de la conscience animale implique que le monde dont nous pouvons avoir conscience n’est qu’un monde de surfaces et de signes, un monde généralisé, vulgarisé, – que tout ce qui devient conscient devient par là même plat, inconsistant, stupide à force de relativisation, générique, signe, repère pour le troupeau, qu’à toute prise de conscience est liée une grande et radicale corruption, falsification, superficialisation et généralisation.
Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir (1882), § 354
Hélas, mes pensées, qu’êtes-vous devenues, maintenant que vous voilà écrites et peintes ! Il n’y a pas longtemps vous étiez si diaprées, si jeunes, si malignes, pleines de piquants et de secrètes épices qui me faisaient éternuer et rire – et à présent ? […] Qu’écrivons-nous, que peignons-nous avec nos pinceaux chinois, nous autres mandarins, éterniseurs de choses qui peuvent s’écrire, que sommes-nous capables de reproduire ? Hélas, seulement ce qui va se faner et commence à s’éventer !
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal (1886), § 296
Aujourd’hui où tout au moins nous autres, les immoralistes, nous en venons à soupçonner que la valeur essentielle d’une action réside justement dans ce qu’elle a de non intentionnel et que son intention tout entière, ce qu’on peut en voir, en savoir, en connaître par la conscience, appartient encore à sa superficie et à son épiderme, lequel, comme tout épiderme, révèle quelque chose mais dissimule encore plus ? Bref, nous croyons que l’intention n’est qu’un signe et un symptôme, qui exige d’abord d’être interprété.
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 32
J’ai un mot à dire à ceux qui méprisent le corps. Je ne leur demande pas de changer d’avis ni de doctrine, mais de se défaire de leur propre corps – ce qui les rendra muets. « Je suis corps et âme » – ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ? Mais l’homme éveillé à la conscience et à la connaissance dit : « Je suis tout entier corps, et rien d’autre ; l’âme est un mot qui désigne une partie du corps. » Le corps est une grande raison, une multitude unanime, un état de paix et de guerre, un troupeau et son berger. Cette petite raison que tu appelles ton esprit, ô mon frère, n’est qu’un instrument de ton corps, et un bien petit instrument, un jouet de ta grande raison. Tu dis « moi », et tu es fier de ce mot. Mais il y a quelque chose de plus grand, à quoi tu refuses de croire, c’est ton corps et sa grande raison ; il ne dit pas mot, mais il agit comme un Moi. […] Intelligence et esprit ne sont qu’instrument et jouets ; le Soi se situe au-delà. Le Soi s’informe aussi par les yeux de l’intelligence, il écoute aussi par les oreilles de l’esprit. Le Soi est sans cesse à l’affût, aux aguets ; il compare, il soumet, il conquiert, il détruit. Il règne, il est aussi le maître du Moi. Par-delà tes pensées et des sentiments, mon frère, il y a un maître puissant, un sage inconnu, qui s’appelle le Soi. Il habite ton corps, il est ton corps. Il y a plus de raison dans ton corps que dans l’essence même de ta sagesse. Et qui sait pourquoi ton corps a besoin de l’essence de ta sagesse ?
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Des contempteurs du corps »
L’analyse du « criminel pervers » du point de vue de la psychanalyse :
Le criminel pervers est d’emblée en rapport avec un public. Dès son premier crime, le regard du public est sur lui. Son crime prend la signification d’un spectacle. Le criminel désire secrètement ou explicitement être démasqué, car son « œuvre » doit être révélée au public. Le criminel offre au public un fétiche : le corps de la jeune fille, qui symbolise et signifie la virginité. C’est une forme de sacrifice.
Le fait que Fourniret ait demandé que le procès ait lieu à huis clos n’est pas une objection : c’est une stratégie pour accroître son audience. De la même manière, un autre criminel célèbre, Henri Landru, avait refusé d’avouer pendant deux ans, tenant ainsi la une des médias pendant toute cette durée. Le procès lui-même se présente comme un spectacle : Landru faisait rire avec des mots d’esprit, on allait à son procès comme au spectacle, et il arrivait escorté de ses nombreuses amantes qui faisaient l’éloge de ses prouesses sexuelles ; au procès Fourniret, c’est le président qui fait rire ; un juge tombe malade, le jury pleure : il se trouve en situation de public et non de jury ; et on assiste au spectacle de la torture des parents des victimes. Le procès est donc à la fois le moment de la gloire (ambiguë : entre horreur et fascination, entre l’indignation et une jouissance obscène et cruelle) et le moment du retour dans la loi. Fourniret : « Je ne demande pas mieux que ma tête tombe sur le billot en public. » Landru disait : « Je regrette de n’avoir qu’une tête à offrir. » Un autre patient rêvait régulièrement d’être guillotiné sous le regard de son père (symbole de la loi). Maintenant qu’il n’y a plus de condamnation à mort, cela laisse le criminel pervers quelque peu frustré. Fourniret se plaignait auprès de la loi d’avoir eu une mère incestueuse. C’est un souvenir écran, c’est-à-dire un souvenir construit par le malade pour masquer un traumatisme : cela ne prouve pas que sa mère ait réellement été incestueuse. Par réaction à cette jouissance abusive (réelle ou imaginée) de la mère, le criminel tente d’introduire la signification du manque dans l’autre, il essaie de faire en sorte qu’il manque quelque chose à la mère. Il cherche à soustraire, à arracher physiquement l’objet du désir (devenu fétiche) sur le corps même de l’autre (torture, blessure, viol, meurtre). Ainsi il rétablit (ou croit rétablir) la loi auprès de sa mère incestueuse. Landru se présente lui-même comme un auxiliaire de la loi. Il prétend à sa maîtresse qu’il travaille tous les jours à la préfecture de police. Il laisse derrière lui calepins et matériel pour que l’on puisse reconstituer ses crimes un par un. Il est une figure légale, une sorte de bourreau qui agit au nom de la loi : une mère ne doit pas être incestueuse, il faut rétablir la loi des hommes. Au XVIIIe siècle, à une époque très cultivée et raffinée, on louait des places très cher pour assister aux tortures et exécutions publiques. Le geste du criminel pervers est analogue au geste du bourreau. On a réussi à renoncer au spectacle du bourreau, arrivera-t-on à renoncer au spectacle du criminel pervers ? Celui-ci n’est rien d’autre que la figure du bourreau qui triomphe sous forme de vedette.
Marie-Laure Susini, émission du 24 avril 2008 sur France culture
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