Textes de référence : les incontournables. Introduction à la philosophie, Platon, Aristote, Alain, Deleuze
- Le 02/01/2019
- Dans Le manuel de philosophie. Les textes du bac
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INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE
" de la physique à la philosophie"
L'allégorie de la caverne...
SOCRATE : Maintenant, repris-je, représente-toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.
GLAUCON : Je vois cela, dit-il. Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois, et en toute espèce de matière ; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent. Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers. Ils nous ressemblent, répondis-je ; et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ? Et comment ? observa-t-il, s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie ? Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas de même ? Sans contredit. Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble, ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient ? Il y a nécessité. Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux ? Non, par Zeus, dit-il. Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués. C'est de toute nécessité. Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ? Beaucoup plus vraies, reconnut-il. Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés ? n'en fuira-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre ? Assurément. Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ? Il ne le pourra pas, répondit-il ; du moins dès l'abord. Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière. Sans doute. À la fin, j'imagine, ce sera le soleil – non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit – mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est. Nécessairement, dit-il. Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne. Evidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera. Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ? Si, certes. Et s'ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'œil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants ? Ou bien, comme le héros d'Homère, ne préférera-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait ?
Je suis de ton avis, dit-il ; il préférera tout souffrir plutôt que de vivre de cette façon-là. Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-til pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ? Assurément si, dit-il. Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez long), n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter ? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ? Sans aucun doute, répondit-il. Maintenant, mon cher Glaucon, repris-je, il faut appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde que nous découvre la vue au séjour de la prison, et la lumière du feu qui l'éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l'ascension de l'âme vers le lieu intelligible tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle est vraie. Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible l'idée du bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau en toutes choses ; qu'elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière ; que, dans le monde intelligible, c'est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l'intelligence ; et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique.
Platon (428/7-347/6), La République, VI
La fille de l'étonnement
C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Or apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (c'est pourquoi même l'amour des mythes est, en quelque manière, amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n'avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n'existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin.
Aristote (384-322), Métaphysique, I, II
Une sagesse ?
"Le mot Philosophie, pris dans son sens le plus vulgaire, enferme l'essentiel de la notion. C'est aux yeux de chacun, une évaluation exacte des biens et des maux ayant pour effet de régler les désirs, les ambitions, les craintes et les regrets. Cette évaluation enferme une connaissance des choses, par exemple s'il s'agit de vaincre une superstition ridicule ou un vain présage ; elle enferme aussi une connaissance des passions elles-mêmes et un art de les modérer. Il ne manque rien à cette esquisse de la connaissance philosophique. L'on voit qu'elle vise toujours à la doctrine éthique, ou morale, et aussi qu'elle se fonde sur le jugement de chacun, sans autre secours que les conseils des sages. Cela n'enferme pas que le philosophe sache beaucoup, car un juste sentiment des difficultés et le recensement exact de ce que nous ignorons peut-être un moyen de sagesse ; mais cela enferme que le philosophe sache bien ce qu'il sait, et par son propre effort. Toute sa force est dans un ferme jugement, contre la mort, contre la maladie, contre un rêve, contre une déception. Cette notion de la philosophie est familière à tous et elle suffit"
Alain, 81 chapitres sur l’esprit et les passions, Gallimard, La Pléiade, p. 1072.
Pour aller plus loin...
La philosophie (...) est la discipline qui consiste à créer des concepts. (...) On ne peut pas objecter que la création se dit plutôt du sensible et des arts, tant l’art fait exister des entités spirituelles, et tant les concepts philosophiques sont aussi des « sensibilia ». À dire vrai, les sciences, les arts, les philosophies sont également créateurs, bien qu’il revienne à la philosophie seule de créer des concepts au sens strict. Les concepts ne nous attendent pas tout faits, comme des corps célestes. Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les créent. Nietzsche a déterminé la tâche de la philosophie quand il écrivit : « Les philosophes ne doivent plus se contenter d’accepter les concepts qu’on leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les hommes d’y recourir. Jusqu’à présent, somme toute, chacun faisait confiance à ses concepts, comme à une dot miraculeuse venue de quelque monde également miraculeux, mais il faut remplacer la confiance par la méfiance, et c’est des concepts que le philosophe doit se méfier le plus, tant qu’il ne les a pas lui-même créés (Platon le savait bien, quoiqu’il ait enseigné le contraire...). » Que vaudrait un philosophe dont on pourrait dire il n’a pas créé de concept ? Nous voyons au moins ce que la philosophie n’est pas : elle n’est pas contemplation, ni réflexion, ni communication, même si elle a pu croire être tantôt l’une, tantôt l’autre, en raison de la capacité de toute discipline à engendrer ses propres illusions, et à se cacher derrière un brouillard qu’elle émet spécialement. Elle n’est pas contemplation, car les contemplations sont les choses elles-mêmes en tant que vues dans la création de leurs propres concepts. Elle n’est pas réflexion, parce que personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi que ce soit. On croit donner beaucoup à la philosophie en en faisant l’art de la réflexion, mais on lui retire tout, car les mathématiciens comme tels n’ont jamais attendu les philosophes pour réfléchir sur les mathématiques, ni les artistes sur la peinture ou la musique. Dire qu’ils deviennent alors philosophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur réflexion appartient à leur création respective. Et la philosophie ne trouve aucun refuge ultime dans la communication, qui ne travaille en puissance que des opinions, pour créer du consensus et non du concept. (...) Philosopher, c’est créer des concepts. Les grands philosophes sont donc très rares. (...) Certains sollicitent des archaïsmes, d’autres des néologismes, traversés d’exercices étymologiques presque fous (...). Le baptême du concept sollicite un goût proprement philosophique qui procède avec violence ou avec insinuation, et qui constitue dans la langue une langue de la philosophie, non seulement un vocabulaire, mais une syntaxe atteignant au sublime ou à une grande beauté. Or, quoique datés, signés et baptisés, les concepts ont leur manière de ne pas mourir, et pourtant sont soumis à des contraintes de renouvellement, de remplacement, de mutation qui donnent à la philosophie une histoire et aussi une géographie agitées (...). Si la philosophie a une origine grecque autant qu’on veut bien le dire, c’est parce que la cité, à la différence des empires ou des États, invente l’Agôn comme règle d’une société des amis, la communauté des hommes libres en tant que rivaux (citoyens). C’est la situation constante que décrit Platon : si chaque citoyen prétend à quelque chose, il rencontre nécessairement des rivaux, si bien qu’il faut pouvoir juger du bien-fondé des prétentions. Le menuisier prétend au bois, mais se heurte au forestier, au bûcheron, au charpentier qui disent c’est moi, c’est moi l’ami du bois. S’il s’agit de prendre soin des hommes, il y a beaucoup de prétendants qui se présentent comme l’ami de l’homme, le paysan qui le nourrit, le tisserand qui l’habille, le médecin qui le soigne, le guerrier qui le protège. Et si, dans tous ces cas, la sélection se fait malgré tout dans un cercle quelque peu restreint, il n’en est plus de même en politique, où n’importe qui peut prétendre à n’importe quoi, dans la démocratie athénienne telle que la voit Platon. D’où la nécessité pour Platon d’une remise en ordre, où l’on crée les instances grâce auxquelles juger du bien-fondé des prétentions : ce sont les Idées comme concepts philosophiques. Mais même là, ne va-t-on pas rencontrer toutes sortes de prétendants pour dire : le vrai philosophe, c’est moi, c’est moi l’ami de la Sagesse ou du Bien-Fondé. La rivalité culmine avec celle du philosophe et du sophiste, qui s’arrachent les dépouilles du vieux sage (...). Plus près de nous, la philosophie a croisé beaucoup de nouveaux rivaux. Ce furent d’abord les sciences de l’homme, et notamment la sociologie, qui voulaient la remplacer. Mais, comme la philosophie avait de plus en plus méconnu sa vocation de créer des concepts, (...) on ne savait plus très bien de quoi il était question. (...) Puis ce fut le tour de l’épistémologie, de la linguistique, ou même de la psychanalyse, et de l’analyse logique. D’épreuve en épreuve, la philosophie affronterait des rivaux de plus en plus insolents, de plus en plus calamiteux, que Platon lui-même n’aurait pas imaginés dans ses moments les plus comiques. Enfin, le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, la publicité, le marketing, le design s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs. C’est nous les amis du concept, nous le mettons dans nos ordinateurs. (...) Le mouvement général qui a remplacé la Critique par la promotion commerciale n’a pas manqué d’affecter la philosophie.
Gilles Deleuze (1925-1995), « Qu’est-ce que la philosophie ? », in Chimères, n° 8, mai 1990
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