Marivaux, les acteurs de bonne foi, scène 4. Comment une pièce de théâtre peut-elle associer réalité et fiction? Mise en abyme, le marivaudage
Première partie de l'entretien : Marivaux, les acteurs de bonne foi, scène 4
Scène 4, Les Acteurs de bonne foi, Marivaux
Introduction :
1957 pièce publié
1 seule représentation puis lectures publiques, succès moyens (200 ans plus tard, redécouverte, et remise à l’honneur)
notion de marivaudage
« Corriger les mœurs par le rire »
LE TEXTE :
scène 4
MERLIN, COLETTE, LISETTE et BLAISE, assis.
MERLIN
Bonjour, ma belle enfant ; je suis bien sûr que ce n'est pas moi que vous cherchez.
COLETTE
Non, Monsieur Merlin ; mais ça n'y fait rien, je suis bien aise de vous y trouver.
MERLIN
Et moi, je suis charmé de vous rencontrer, Colette.
COLETTE
Ça est bien obligeant.
MERLIN
Ne vous êtes-vous pas aperçue du plaisir que j'ai à vous voir ?
COLETTE
Oui, mais je n'ose pas bonnement m'apercevoir de ce plaisir-là, à cause que j'y en prendrais aussi.
MERLIN, interrompant.
Doucement, Colette ; il n'est pas décent de vous déclarer si vite.
COLETTE
Dame, comme il faut avoir d'l'amiquié pour vous dans cette affaire-là, j'ai cru qu'il n'y avait point de temps à perdre.
MERLIN
Attendez que je me déclare tout à fait, moi.
BLAISE, interrompant de son siège.
Voyez en effet comme alle se presse; an dirait qu'alle y va de bon jeu; je crois que ça m'annonce du guignon.
LISETTE, assise et interrompant.
Je n'aime pas trop cette saillie-là non plus.
MERLIN
C'est qu'elle ne savait pas mieux faire.
COLETTE
Eh bien ! velà ma pensée tout sens dessus dessous ; pisqu'ils me blâmont, je sis trop timide pour aller en avant, s'ils ne s'en vont pas.
MERLIN
Éloignez-vous donc pour l'encourager.
BLAISE, se levant de son siège.
Non, morguié je ne veux pas qu'alle ait du courage, moi ; je veux tout entendre.
LISETTE, assise et interrompant.
Il est vrai, ma mie, que vous êtes plaisante de vouloir que nous nous en allions.
COLETTE
Pourquoi aussi me chicanez-vous ?
BLAISE, interrompant, mais assis.
Pourquoi te hâtes-tu tant d'être amoureuse de Monsieur Merlin ? Est-ce que tu en sens de l'amour ?
COLETTE
Mais, vraiment ! je sis bien obligée d'en sentir, pisque je sis obligée d'en prendre dans la comédie. Comment voulez-vous que je fasse autrement ?
LISETTE, assise, interrompant.
Comment ! vous aimez réellement Merlin ?
COLETTE
Il faut bien, pisque c'est mon devoir.
MERLIN, à Lisette.
Blaise et toi, vous êtes de grands innocents tous deux ; ne voyez-vous pas qu'elle s'explique mal ? Ce n'est pas qu'elle m'aime tout de bon ; elle veut dire seulement qu'elle doit faire semblant de m'aimer ; n'est-ce pas, Colette ?
COLETTE
Comme vous voudrez, Monsieur Merlin.
MERLIN
Allons, continuons, et attendez que je me déclare tout à fait, pour vous montrer sensible à mon amour.
COLETTE
J'attendrai, Monsieur Merlin ; faites vite.
MERLIN, recommençant la scène.
Que vous êtes aimable, Colette, et que j'envie le sort de Blaise, qui doit être votre mari !
COLETTE
Oh ! Oh ! Est-ce que vous m'aimez, Monsieur Merlin ?
MERLIN
Il y a plus de huit jours que je cherche à vous le dire.
COLETTE
Queu dommage ! Car je nous accorderions bien tous deux.
MERLIN
Et pourquoi, Colette ?
COLETTE
C'est que si vous m'aimez, dame !... Dirai-je ?
MERLIN
Sans doute.
COLETTE
C'est que, si vous m'aimez, c'est bian fait ; car il n'y a rian de pardu.
MERLIN
Quoi ! chère Colette, votre cœur vous dit quelque chose pour moi ?
COLETTE
Oh ! Il ne me dit pas queuque chose ; il me dit tout à fait.
MERLIN
Que vous me charmez, belle enfant ! Donnez-moi votre jolie main, que je vous en remercie.
LISETTE, interrompant.
Je défends les mains.
COLETTE
Faut pourtant que j'en aie.
LISETTE
Oui, mais il n'est pas nécessaire qu'il les baise.
MERLIN
Entre amants, les mains d'une maîtresse sont toujours de la conversation.
BLAISE
Ne permettez pas qu'elles en soient, Mademoiselle Lisette.
MERLIN
Ne vous fâchez pas, il n'y a qu'à supprimer cet endroit-là.
COLETTE
Ce n'est que des mains, au bout du compte.
MERLIN
Je me contenterai de lui tenir la main dans la mienne.
BLAISE
Ne faut pas magnier non plus; n'est-ce pas, Mademoiselle Lisette ?
LISETTE
C'est le mieux.
MERLIN
Il n'y aura point assez de vif dans cette scène-là.
COLETTE
Je sis de votre avis, Monsieur Merlin, et je n'empêche pas les mains, moi !
MERLIN
Puisqu'on les trouve de trop, laissons-les, et revenons. (Il recommence la scène.) Vous m'aimez donc, Colette, et cependant vous allez épouser Blaise ?
COLETTE
Vrament, ça me fâche assez ; car ce n'est pas moi qui le prends; c'est mon père et ma mère qui me le baillent.
BLAISE, interrompant et pleurant.
Me velà donc bien chanceux !
MERLIN
Tais-toi donc, tout ceci est de la scène ; tu le sais bien.
BLAISE
C'est que je vais gager que ça est vrai.
MERLIN
Non, te dis-je ; il faut ou quitter notre projet ou le suivre ; la récompense que Madame Amelin nous a promise vaut bien la peine que nous la gagnions ; je suis fâché d'avoir imaginé ce plan-là, mais je n'ai pas le temps d'en imaginer un autre; poursuivons.
COLETTE
Je le trouve bien joli, moi.
LISETTE
Je ne dis mot, mais je n'en pense pas moins. Quoiqu'il en soit, allons notre chemin, pour ne pas risquer notre argent.
MERLIN, recommençant la scène.
Vous ne vous souciez donc pas de Blaise, Colette, puisqu'il n'y a que vos parents qui veulent que vous l'épousiez ?
COLETTE
Non, il ne me revient point ; et si je pouvais, par queuque manigance m'empêcher de l'avoir pour mon homme, je serais bientôt quitte de li ; car il est si sot !
BLAISE, interrompant, assis.
Morgué ! velà une vilaine comédie !
MERLIN
(À Blaise.) Paix donc ! (À Colette.) Vous n'avez qu'à dire à vos parents que vous ne l'aimez pas.
COLETTE
Bon, je li ai bien dit à li-même, et tout ça n'y a fait rien.
BLAISE, se levant pour interrompre.
C'est la vérité qu'alle me l'a dit.
COLETTE, continuant.
Mais, Monsieur Merlin, si vous me demandiais en mariage, peut-être que vous m'auriais ? Seriais-vous fâché de m'avoir pour femme ?
MERLIN
J'en serais ravi ; mais il faut s'y prendre adroitement, à cause de Lisette, dont la méchanceté nous nuirait et romprait nos mesures.
COLETTE
Si alle n'était pas ici, je varrions comme nous y prendre; fallait pas parmettre qu'alle nous écoutît.
LISETTE, se levant pour interrompre.
Que signifie donc ce que j'entends là ? Car, enfin, voilà un discours qui ne peut entrer dans la représentation de votre scène, puisque je ne serai pas présente quand vous la jouerez.
MERLIN
Tu n'y seras pas, il est vrai ; mais tu es actuellement devant ses yeux, et par méprise elle se règle là-dessus. N'as-tu jamais entendu parler d'un axiome qui dit que l'objet présent émeut la puissance ? Voilà pourquoi elle s'y trompe ; si tu avais étudié, cela ne t'étonnerait pas. À toi, à présent, Blaise ; c'est toi qui entres ici, et qui viens nous interrompre ; retire-toi à quatre pas, pour feindre que tu arrives ; moi, qui t'aperçois venir, je dis à Colette : « Voici Blaise qui arrive, ma chère Colette ; remettons l'entretien à une autre fois.» (à Colette) Et vous, retirez-vous.
BLAISE, approchant pour entrer en scène.
Je suis tout perturbé, moi; je ne sais que dire.
MERLIN
Tu rencontres Colette sur ton chemin, et tu lui demandes d'avec qui elle sort.
BLAISE, commençant la scène.
D'où viens-tu donc, Colette ?
COLETTE
Eh ! Je viens d'où j'étais.
BLAISE
Comme tu me rudoies !
COLETTE
Oh ! dame ! accommode-toi; prends ou laisse. Adieu.
Problématique : Comment une pièce de théâtre peut-elle associer réalité et fiction ?
I. La mise en abyme : La notion du théâtre dans le théâtre
1) Imbrication des pièces
• Présence de nombreuses didascalies qui montrent l’interruption et la présence de la pièce dans la pièce : « interrompant » l .10 ; « interrompant de son siège » l .16 ; « assise et interrompant » l.19…
• Champ lexical de théâtre : « bon jeu » l.26 ; « comédie » l.35 ; « la scène » l.48 ; »faire semblant » l.43…
2) Les différents rôles de Merlin
• Personnage des acteurs de bonne foi
• Metteur en scène : présence d’impératifs « attendez » l.45
• Acteur de sa propre pièce « merlin, recommençant la scène. – Que vous êtes aimable […] » l.48
3) Le rôle de la mise en abyme dans la pièce
• Différence entre la réalité et la fiction, Blaise et Lisette sont jaloux de Colette et Merlin (+ précisément de leur rôle dans le canevas de Merlin) : « Lisette, assise et interrompant. – Je n’aime pas trop cette saillie là, non plus » l.19
Mise à l’épreuve des personnages, Merlin teste Lisette et Colette teste Blaise
II. Une mise à l’épreuve pour les personnages
1) Le marivaudage
• Merlin choisit de garder les caractères des personnages des acteurs de bonne foi pour composer leurs rôles dans sa pièce, de façon à rendre plausible
2) Ambigüité du personnage de Colette
Les sentiments de Colette sont ambigus, elle le reconnaît elle-même quand elle affirme : « je sis bien obligée d’en sentir, pisque je sis obligée d’en prendre dans la comédie » (p. 23, l. 36-37). le premier « je » désigne Colette l’actrice, tandis que le second désigne Colette le personnage inventé par Merlin. Si Colette confond les deux dans son discours, c’est qu’elle ne prétend plus faire qu’un avec son personnage. Elle découvre avec Merlin qu’elle pourrait bien en aimer un autre que celui auquel elle est promise. On a vu plus haut la vraisemblance de la fiction amoureuse imaginée par Merlin, on pourrait aussi montrer que si Colette aimait réellement Blaise, elle aurait peut-être plus de mal à le faire souffrir comme elle le fait dans cette scène. Colette, jouant un rôle, feignant un sentiment à l’égard de Merlin, découvrirait donc un sentiment réel, se montrerait donc de bonne foi dans ses déclarations amoureuses. Pourtant, si cette découverte prenait le dessus, si Colette devenait pleinement consciente que le sort qui l’attend (un mariage avec un homme qu’elle n’aime pas) est malheureux, la comédie s’effacerait au profit d’un « drame larmoyant ». Le jeu de Colette doit donc être ambigu : aime-t-elle à jouer la comédie ou se déclare-t-elle vraiment ? C’est au spectateur d’analyser et d’éprouver des sentiments qui peuvent aller de l’amusement face à une « coquette de village » à la tristesse devant une jeune femme vouée à un avenir malheureux.
3) Réaction de Blaise et Lisette
La vraisemblance de la pièce, du jeu de merlin et colette, et l’ambigüité de cette dernière attise la jalousie des spectateurs privilégiés que sont Blaise et Lisette.
Blaise exprime sa jalousie avec la brusquerie d’un fils de fermier (« BLAISE, se levant de son siège : Non, morguié, je ne veux pas qu’alle ait du courage, moi ; je veux tout entendre », p. 23, l. 28-29), alliant le geste à la parole et ne reculant pas devant quelques jurons ; Lisette, suivante d’une demoiselle de condition et donc plus pondérée, expose néanmoins ses vues avec la même fermeté (« LISETTE, interrompant : Je défends les mains », p. 25, l. 71).
Conclusion :
Pose pb de la nature du théâtre , de l’interprétation théâtrale, et de la relation entre la fiction et la réalité, la confusion que celle-ci peut apporter.
OUVERTURE : aujourd’hui même probème avec les jeux vidéos, films
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