Montaigne, les Essais, livre III, ch. VI, Des coches, étude pour l'oral de l'EAF
Extrait des Essais de Michel de Montaigne, livre III, chap.VI « Des coches »
Introduction : Montaigne, à travers le chapitre Des coches choisit de dénoncer la brutalité des conquêtes européennes du Nouveau Monde. Ce thème prend son importance à son époque puisque depuis la renaissance, les conquêtes de nouvelles terres et les grandes découvertes se multiplient.
Comment Montaigne s'y prend-il pour dénoncer les conquêtes européennes ?
1. Critique du comportement européen
La description des européens que fait Montaigne dans ce texte est réalisée de sorte à ce que l’on puisse se placer selon le point de vue des indiens.
a) Les européens vu par les indiens
- nombreuses périphrases, décrivant hommes et objets plutôt que de les nommer (= constatation des indiens qui n’ont pu que se fier à ce qu’ils voyaient, car ils ne connaissaient pas et ne savaient pas nommer) : « des gens barbus, divers en langage, religion, en forme et en contenance » pour désigner les conquérants européens. L.18
(« d’un endroit du monde si éloigné » désigne l’europe, dont ils ignorent jusqu’à l’existence)
« des grands monstres inconnus » l'expression désigne les chevaux (l.21)
« une peau luisante et dure » désigne armure
- toute la dernière phrase est construite selon on point de vue interne, celui des indiens :
« le miracle de la lueur d’un miroir ou d’un couteau » (cela n’a rien de miraculeux, mais les indiens le pensaient)
- l’extrait ne comporte que 5 phrases. La dernière, de « Car, pour ceux qui… » l.16 à la fin du texte est extrêmement longue, et la ponctuation qui la découpe est le point virgule. Cette phrase longue et complexe provoque un effet de trop plein, nous embrouille, et nous oblige à lire une longue partie sans faire de pause (obligation de la relire pour comprendre.) Le sentiment d’incompréhension et l’accélération de rythme qu’elle provoque nous renvoie au sentiment des indiens qui ont vu surgir les conquérants.
- les expressions du texte traduisant ce sentiment sont « le juste étonnement qu’apportait à ces nations-là de voir arriver si inopinément des gens […] » et « la curiosité de voir des choses étrangères et inconnues » l.32
Montaigne critique le comportement des occidentaux vis-à vis des indiens. On peut dire qu’il les diabolise, et les déshumanise, par opposition aux indiens.
b) Des abus pour obtenir le profit
- Périphrase pour désigner les européens : « ceux qui les ont subjugués » (subjugué signifie mettre sous le joug, réduire en esclavage) péjoratif, dénonce les actes des européens. De même avec « ruses et batelages » l.16
- champ lexical des armes : « peau luisante et dure » l . 23 (qui désigne les armures des conquérants) ; « arme tranchante et resplendissante » l.23 ; « couteau » l.24 ; « pièces et arquebuses » l.27 ; « armes » l.30 montre brutalité et des européens et la vision effrayante qu’ils donnent
s’oppose à « arcs, pierre, bâtons et bouclier de bois » qui suffit à décrire l’équipement rustique, artisanale et minimaliste des indiens.
- « cette disparité » l.33, montre l’abus de la force des conquérants sur les indiens
- de même, l’antithèse « ils se sont perdus par cet avantage » l.11 dénonce le fait qu’ils aient profité de l’accueil des autochtones pour les envahir ; que leurs qualités et leur droiture ont desservi les indiens.
- leur innocence est mal récompensée, car les européens tirent profit de leur ignorance : « pour le miracle de la lueur d’un miroir ou d’un couteau, allaient échangeant une grande richesse en or et en perle » l.25
- « perdus » « vendu » et « trahis » dans une même phrase, l.11 montrent la cruauté des occidentaux envers les indiens.
2. Un nouveau monde utopique ?
Nous allons maintenant nous attacher au caractère utopique du nouveau monde tel que Montaigne le décrit ici.
a) La beauté du nouveau monde
- champ lexical de la beauté : « l’épouvantable magnificence » l.3 ; « excellemment » l.6 ; « la beauté » l.7
- le nouveau monde est prospère et abondant en richesses : « richesse en or et en perle » l.25 ; « en or » l.6, « pierrerie , plume, coton, peinture»
- lieu décrit comme débordant de merveilles, avec la reprise anaphorique de « tous les » : « tous les arbres », « toutes les herbes », « tous les animaux »
( « entre plusieurs choses pareilles » l.4 montre le foisonnement d’autres beautés)
- référence à un « cabinet » l.6, ancêtre du musée (où sont répertoriées ces merveilles), et donc lieu de culture et d’éducation important.
- la population est pacifique, et seules les qualités des habitants sont décrites ici.
b) L’éloge des indiens
Montaigne utilise plusieurs procédés pour donner la meilleure image possible des autochtones.
- nombreuses énumérations des qualités des indiens nous montrent un peuple vertueux sous tous points de vue : « clarté d’esprit naturelle » et « pertinence » l.2
- « dévotion, observance des lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise » l.10-11
« hardiesse, et courage », « fermeté, constance, résolution contre les douleurs et la faim et la mort » l.12-13
« amitié » et « bonne foi » l.31
Montaigne évoque ces qualités non pas en une seule fois, mais les répartie tout au long du texte pour montrer une certaine exhaustivité de leur bonté, et marquer encore plus le lecteur. Montaigne idéalise complètement les indiens.
- nombreuses comparaisons avec les occidentaux, en faveur des indiens :
« ils ne nous devaient rien en clarté d’esprit […] et en pertinence » l.1
« ils ne nous cédaient rien non plus en l’industrie » l.8-9
« il nous a bien servi de n’en avoir pas tant qu’eux » (en parlant de vertus)
« je ne craindrais pas d’opposer les exemples que je trouverais parmi eux aux plus fameux exemples anciens que nous ayons » l.13-14
- périphrase, les indiens sont décrits comme un peuple vivant en harmonie avec la nature :
« des peuples nus » l.28
+ Champ lexical de la nature tout au long du texte :
« naturelle » l.1 ; « tous les arbres, les fruits et toutes les herbes » l.4-5 ; « les animaux » l.6 ; « mers » l.7 ; « en pierrerie, en plume, en coton » l.7-8
La description de leurs armes artisanales, les montrent comme inoffensifs, et leur attitude est décrite comme amicale et pacifique. « sous couleur d’amitié et de bonne foi » l.31
3. La pensée humaniste du philosophe
Montaigne écrit dans les essais son point de vue, issu de sa réflexion. Il a donc été touché par l’épisode historique des conquêtes du nouveau monde et cet extrait porte la marque de ses lectures.
a) La démarche philosophique (repenser l'univers)
- la présence de l’auteur est marquée par de nombreux pronoms personnels « je » l.13, 14, 33 ; et « nous » x3 (l.2, 8 et 10 ; et « notre monde » l.15) désignent l’ensemble des occidentaux, et impliquent le lecteur. A la fin du texte, l’auteur s’adresse directement aux conquérants : l’impératif « comptez » et « vous », mais cette adresse touche aussi le lecteur.
- texte sert à dénoncer attitude des conquérants face aux indiens ; et la critique sert à faire changer les choses (le monde, où au moins l’opinion des lecteurs)
Cette critique a aussi pour but, grâce à l’idéalisation de la société indienne, une certaine remise en question de notre propre société.
- le texte développe et illustre la première phrase : Montaigne s’appuie donc sur des exemples et références précises (entre autres, il cite les noms des villes de « Cuzco et de Mexico » l.3 ; et « le jardin CE un roi » montre qu’il évoque qqch de précis pour lui)
(or, Montaigne ne connaît pas le nouveau monde. Toutes ces informations sont donc tirées de ses lectures et discussions avec des indiens ou autres
- démonstration construite grâce aux nombreux connecteurs logiques (« mais quant à » l.9 ; « quant à » x2, l.12 ; « Car » l.15 ; « non seulement » l.21, etc…)
Et les affirmations sont la suite logique de faits : « témoignent » l.1 et « montrent » l.8
Nous allons maintenant voir en quoi ce texte reflète une pensée humaniste.
b) L'humanisme de Montaigne
- Ce texte est directement lié à la découverte de l’Amérique (1492, par Christophe Colomb), et montre donc un auteur préoccupé par les grands bouleversements de son temps, grâce auxquelles naissent l’humanisme.
- Ce texte possède une dimension politique importante, dans le sens où il dénonce les abus d’une civilisation sur une autre, dans la cadre d’une réflexion sur un sujet d’actualité à la renaissance. Les humanistes sont d’ailleurs les précurseurs des théories pacifistes et de la réflexion politique.
- la description des indiens comme dotés de vertus nombreuses et diverses implique qu’ils sont éduqués, civilisés. C’est une dimension très importante pour les humanistes, qui prônent l’érudition, très liée à la notion de politique.
La connaissance de Montaigne dans le texte est visible de par ses références aux « villes de Cuzco et de Mexico » (connaissance géographique) et à « César » (connaissance historique) et son intérêt pour la politique.
- message de tolérance donné par ce texte, car dénonce abus des européens qui profitent des indiens, et les envahissent. (Les sociétés indiennes, leur culture, religion et civilisation sont détruites ou niées par les conquérants.)
- réflexion centrée sur l’homme, à travers une mise en parallèle de deux sociétés humaines opposées (indienne et européenne)
- dépeint ici un monde utopique, caractéristique des humanistes : rechercher la perfection, idéaliser pour se rapprocher de son utopie. (Alors qu’il n’y est jamais allé : image de l’esprit, qui s’inspire des récits, comptes-rendus et témoignages divers qu’il a reçus)
Conclusion : Montaigne critique donc les conquêtes du Nouveau monde et l’attitude des conquérants en dénonçant les abus et l’usage de la force envers les indiens. Ceux-ci sont d’ailleurs dépeints comme un peuple simple, paisible, habitant une terre idéale. Montaigne utilise ce contraste entre les deux civilisations afin de créer une critique de notre société en incitant à la comparaison, et proposer un modèle utopique selon les idéaux humanistes. Peu de philosophes ont, tel Montaigne, fait voir un pareil attachement à la vérité, manifesté une pareille obstination à la chercher.
LE TEXTE
La plupart de leurs réponses et les négociations menées avec eux ont montré qu'ils ne nous devaient rien en matière de clarté d'esprit naturelle et de pertinence. L'extraordinaire magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et parmi bien d'autres merveilles, les jardins de ce roi où tous les arbres, les fruits et les herbes, dans le même ordre et avec la même taille que dans un jardin ordinaire, étaient en or, de même que dans son cabinet de curiosités, toutes les sortes d'animaux qui naissent en son pays et dans ses mers, la beauté de leurs ouvrages en joaillerie, en plumes, en coton, ou dans la peinture — tout cela montre bien qu'ils n'étaient pas non plus moins habiles que nous. Mais quant à la dévotion, à l'observance des lois, la bonté, la libéralité, la franchise, il nous a été bien utile d'en avoir moins qu'eux: cet avantage les a perdus, ils se sont vendus et trahis eux-mêmes.
Quant à la hardiesse et au courage, à la fermeté, à la constance, à la résolution face à la douleur, à la faim et à la mort, je ne crains pas d'opposer les exemples que je trouve parmi eux aux plus fameux exemples des Anciens restés dans nos mémoires, dans ce monde-ci.
En effet, si l'on tient compte du compréhensible étonnement de ces peuples-là de voir ainsi arriver inopinément des gens barbus, ayant un autre langage, une autre religion, différents dans leur aspect et leurs habitudes, venant d'un monde si éloigné et où ils n'avaient jamais su qu'il y eût de quelconques habitations, montés sur de grands monstres inconnus, alors qu'ils n'avaient eux-mêmes, non seulement jamais vu de cheval, mais même de bête quelconque dressée à porter un homme ou d'autres charges; si l'on tient compte du fait qu'ils ont été mis en présence de gens ayant une «peau» luisante et dure et une arme tranchante et resplendissante, eux qui pour le miracle de la lueur d'un miroir ou d'un couteau étaient prêts à échanger de grandes richesses en or ou en perles, et qui n'avaient aucun moyen, ni même le savoir nécessaire pour percer notre acier. Si l'on ajoute à cela la foudre et le tonnerre de nos pièces d'artillerie et de nos arquebuses, qui eussent été capables de troubler César lui-même, autant surpris et inexpérimenté qu'eux devant de telles armes. Si l'on considère que tout cela s'est fait contre des peuples nus, sauf dans les contrées où on avait inventé quelque tissu de coton, et qui étaient sans autres armes que des arcs, des pierres, des bâtons et des boucliers de bois, des peuples surpris sous prétexte d'amitié et de bonne foi, par la curiosité de voir des choses étrangères et inconnues... Si l'on tient compte enfin des ruses et des stratagèmes par lesquels ceux qui les ont soumis sont parvenus à les tromper, et que l'on mette ainsi de côté tout ce qui a donné aux conquérants un énorme avantage, on leur ôte du même coup la cause de tant de victoires.
(traduction en français moderne de Guy de Pernon)
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<Date de dernière mise à jour : 26/07/2021
Commentaires
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- 1. jhho Le 24/06/2015
tres bien -
- 2. MontaigneLevi Le 24/04/2015
Je m'emballe -
- 3. Cha Le 07/02/2012
Merci beaucoup !!! -
- 4. Mlle P. Le 18/09/2011
Merci beaucoup !!!! -
- 5. melle ju Le 16/09/2011
moi aussi ce site m'a aidée ? Merci -
- 6. Melle M. Le 11/09/2011
Merci pour toutes ces informations qui m'ont beaucoup aidée..
Site très bien fait !