L'enfant sauvage
De « L'enfant sauvage » à l'enfant philosophe
Par Pierre Rostaing, professeur de philosophie
A propos du film « L'enfant sauvage » de François Truffaut
1. L'histoire
Il y a 200 ans, un enfant d'une douzaine d'années, privé de toute relation sociale depuis son plus jeune âge, était découvert par des paysans dans une forêt de l'Aveyron. Confié par l'administration à un jeune docteur aux intuitions géniales, l'enfant est mis au contact de la vie en société dans un dénuement total : amour, amitié, manières, langage, conscience et sensibilité ne sont manifestement pas de son monde. Le film montre la formation progressive de la conscience chez l'enfant au contact d'autrui.
2. De « L'enfant sauvage » à l'enfant philosophe
Telle est la distance qui sépare l'enfant pris en son sens étymologique d'être privé de parole (in-fans) de l'enfant qui, éduqué, se découvre capable de questionner le monde et de se mettre lui-même en question. C'est le chemin de la pédagogie proprement dite. Et tel est l'objet du film de Truffaut. Au delà de l'histoire vraie, fidèlement reconstruite, Truffaut répond en effet simultanément à deux questions touchant également aux médias et à leur finalité : « Qu'est-ce qu'écrire, qu'est-ce que faire du cinéma ? » et « Qu'est-ce que l'éducation ? ». De la question de la technique, par conséquent, à celle de l'éducation et de l'État qui en conditionnent la discussion, la décision et l'organisation, on peut dire que ce film permet d'interroger la vie dans sa totalité. Le postulat de base du film « L'enfant sauvage » est qu'il n'existe, en matière de pédagogie, aucun média supérieur à autrui-éducateur, et en matière d'éducation, rien d'autre qui puisse nous élever réellement, former en nous l'élément rationnel que l'amour de nos propres parents (même si c'est dans le cas présent davantage par défaut que nous nous en rendons compte). En montrant le cheminement de l'enfance sous son jour le plus problématique, ce document universel est destiné aussi bien à l'enfant qu'à ses parents, à l'élève qu'au maître qui l'élève. Or, ce qui nous étonne et nous émerveille dans ce film, c'est ce qui a frappé le Docteur Itard : "Tout ce que fait l'enfant, il le fait pour la première fois". C'est la raison pour laquelle, aussi, il peut être présenté comme une histoire de la condition humaine "avant toute Histoire" [pour adapter une expression de Godard au sujet de son film "Passion" : "Filmer la vie avant toute Histoire"].
3. Pourquoi si peu de films sont de nature à conduire un esprit non formé au questionnement philosophique ?
C'est qu'il leur faut réunir au moins deux conditions, rarement atteintes. La première est de frapper l'enfant d'étonnement, d'émerveillement, bref de créer en lui un ébranlement de nature à modifier sa perception habituelle des êtres et des choses, et notamment de ce qu'il a "oublié" avoir appris lui-même : ses premiers pas, ses premières manières, son nom et sa vie première en société. La seconde, c'est de provoquer en lui le doute concernant le savoir acquis et construit là-dessus. Sans ces conditions, point d'enfant qui puisse questionner et se questionner à la fois, et en-deçà, point d'enfant philosophe.
4. Le film exemplaire présente un triple intérêt : pédagogique, philosophique et politique
a. intérêt pédagogique parce que matière et forme s'y interpénètrent à un degré rare : pour la première fois, un auteur entre dans le champ de la caméra pour diriger de l'intérieur une mise en scène qui veut se confondre avec l'essence même de la pédagogie. Truffaut jugea en effet la question à ce point centrale qu'il ne conçut ni de la détacher de son œuvre de créateur, ni de la déléguer à un acteur, aussi grand professionnel fût-il. Cela donne en soi à réfléchir. Or, si le metteur en scène fait cet effort, il va de soi que nous ne pouvons faire moins que le reproduire en le fécondant de toutes les richesses dont nous disposons. Il devient alors particulièrement jouissif de relier l'expérience si difficile d'Itard de former une conscience chez l'enfant sauvage à l'élaboration par Hegel, aumême moment en Allemagne, de La science de l'expérience de la conscience plus connue sous le nom de Phénoménologie de l'esprit. Cette oeuvre introduit l'idée que la formation de notre conscience résulte moins d'une information propre, quasi génétique, que de notre communication avec le monde des choses et des êtres. La structure même du concept de conscience donne alors au film une lisibilité extraordinaire : de l'enfant traité comme un animal par les paysans qui le découvrent à l'enfant traité de sauvage par la foule des parisiens jusqu'à l'enfant recevant son nom Victor de sa famille adoptive et éducatrice, ces relations problématiques restituées par le film éclairent en retour de toute leur puissance la logique dialectique du texte de Hegel. Pour l'élève : a. le film permet de mesurer, au-delà de la distance considérable qui le sépare de l'enfant sauvage, le prix inestimable de cette différence : la richesse du foyer, de la communauté, l'amour et la convenance, la confiance et l'obéissance, la connaissance et la reconnaissance, le langage et la réflexion, la justice enfin : toutes notions ici vécues et éprouvées en opposition avec la barbarie des hommes d'une part, et la violence de la nature d'autre part. b. sa problématique est nettement exposée lors du dialogue entre les savants qui le prennent en charge à Paris : « — En somme, moi je pense que ses parents l'ont abandonné, voire même égorgé, parce qu'il était anormal [ thèse 1 ]. Vous, vous pensez qu'il est devenu anormal parce qu'il a été abandonné [ thèse 2 ]. » c. en outre, il permet d'aborder avec les élèves la question de l'éducation sous l'angle de l'amour et l'amitié, deux notions fondamentales qui ne figurent que trop rarement au programme de nos systèmes éducatifs européens (à ce titre, la reprise du film sous le rapport des livres VIII et IX de l'Éthique à Nicomaque d'Aristote et d'une note de la Philosophie du droit de Hegel sont en préparation).
b. intérêt philosophique parce que le cinéma donne à voir ce que d'habitude nous ne voyons pas : les relations. Si nous voyons bien et connaissons assez bien les objets qui nous entourent, ce dont nous tirons plaisir à l'écran ce n'est pas tant le savoir de tel objet ou de tel sujet, que le spectacle de leurs relations et de ce que celui-ci produit sur nous et hors de nous*. C'est pourquoi le cinéma peut se définir comme art des relations (cf. Eisenstein : "Le film, sa forme, son sens"). Et c'est en quoi il se rapproche tellement de la philosophie dont l'objet n'est pas l'homme ou le monde considérés à part (alors objets des sciences de l'homme ou la nature) mais leur rapport, le rapport de l'homme au monde, et sa logique qui est une logique de la communication au sens le plus large du terme (voir à ce sujet tout ce que recouvre la notion de "communication des consciences" chez Hegel).
c. intérêt politique, enfin, parce que l'objet même du film, comme Truffaut l'avait intimement compris, c'est bien la question de l'éducation et de la pédagogie, comprise comme question commune à tous et de la responsabilité de tous, et de sa liaison avec le souci et l'intérêt de l'Etat à rechercher toujours sa solution optimale. Quand la question cruciale est de savoir comment s'y prendre avec nos enfants les plus difficiles ou les moins aimés, nous voyons le docteur Itard donner à chacun d'entre nous (parent, professeur, citoyen) la plus belle leçon de liberté et de devoir, de courage et d'humilité réunis. C'est, en effet, par un libre choix qu'il s'attaque au cas le plus difficile, c'est-à-dire à celui qui se trouve de fait le plus éloigné des deux conditions du savoir : l'amour (ou l'amitié) et le langage (tel que celui-ci nous met en relation avec la source du plaisir, et nous permet de nous l'assurer). Bref, tout en nous obligeant à reconsidérer de fond en comble la question de la condition humaine, ce film révèle un principe établi par Hegel, à savoir que la connaissance de soi comme du reste est fondamentalement impossible sans reconnaissance de soi par autrui. Principe que, paradoxalement, la pédagogie oublie assez souvent quand elle se risque à abandonner son avenir soit aux techniques du même nom, soit aux médias techniques.
* (un exemple : la découverte de la raison pour laquelle seul l'enfant autiste ne fait pas fuir les animaux sauvages en les approchant : à la relecture d'une video tournée en champ et contrechamp simultanés, on s'est aperçu que l'enfant autiste avance tout simplement les yeux rivés au sol... ce qu'il fallait donner à voir. Ainsi le média peut-il élever immédiatement à la connaissance de relations jusque-là invisibles. Mais "la nature aime à se cacher", comme dit Héraclite...).
Télécharger le mémoire de Jean Itard sur Victor de l'Aveyron:
-
Pouvons-nous parler objectivement lorsqu'il s'agit d'une oeuvre d'art?
- Le 13/08/2012
- Dans Dissertations philosophiques
- 0 commentaire
Séquence la culture, l'art
-
Toute vérité est-elle démontrable?
- Le 13/08/2012
- Dans Dissertations philosophiques
- 0 commentaire
Séquence la raison et le réel
-
Peut-on douter de tout?
- Le 12/08/2012
- Dans Dissertations philosophiques
- 0 commentaire
La raison et le réel
-
Peut-on reprocher à la philosophie d'être inutile?
- Le 12/08/2012
- Dans Dissertations philosophiques
- 0 commentaire
La philosophie
-
Peut-on changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde?
- Le 12/08/2012
- Dans Dissertations philosophiques
- 0 commentaire
Séquence "le sujet", toutes séries
-
Peut-on vivre dans l'ignorance?
- Le 12/08/2012
- Dans Dissertations philosophiques
- 0 commentaire
Séquence la raison et le réel
-
Sommes-nous maîtres de nos désirs?
- Le 12/08/2012
- Dans Dissertations philosophiques
- 0 commentaire
Dissertation corrigée, séquence le sujet
-
Suis-je un ou plusieurs?
- Le 12/08/2012
- Dans Dissertations philosophiques
- 0 commentaire
Séquence sujet
Date de dernière mise à jour : 31/07/2021